Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XII.djvu/205

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qu’il y en a, et cela pour que cet homme, persuadé que ce qu’on lui dit est faux, préfère ce chemin à tout autre et tombe ainsi entre les mains des voleurs. Lequel des deux est donc le menteur ? Est-ce celui qui dit une chose fausse pour ne pas tromper, ou celui qui dit le vrai pour tromper ? Est-ce celui qui, en disant une chose fausse, avait intention de mener au vrai celui à qui il parlait ; ou celui qui, en disant la vérité, se proposait de faire tomber dans le faux l’homme à qui il s’adressait ? Ou bien ont-ils menti tous les deux : l’un pour avoir voulu dire une fausseté, l’autre pour avoir voulu tromper ? Ou encore, aucun des deux n’a-t-il menti : l’un parce qu’il avait l’intention de ne pas tromper, l’autre parce qu’il avait celle de dire la vérité ? Car il ne s’agit pas de savoir lequel des deux a péché, mais lequel des deux a menti. On croit en effet voir du premier coup d’œil que l’un a péché en disant la vérité pour faire tomber un homme aux mains des voleurs ; et que l’autre n’a point péché, a peut-être même bien fait, en disant une chose fausse dans le but de sauver quelqu’un de la mort. Mais on peut tourner ces exemples dans un autre sens ; l’un aura en vue un mal plus grave pour l’homme qu’il ne veut pas voir tomber dans l’erreur, car beaucoup se sont donné la mort pour avoir connu certaines choses vraies, qu’ils auraient dû ignorer ; l’autre désirera procurer quelque avantage à celui qu’il veut tromper ; car il est des hommes qui se seraient donné la mort s’ils avaient connu certains malheurs réels arrivés à des personnes chères, et qui s’en sont abstenus parce qu’ils n’ont pas cru ces malheurs vrais ; en sorte que l’erreur a été utile à ceux-ci et la vérité nuisible à ceux-là. Il ne s’agit pas ici de l’intention que l’un a eu d’être utile, en disant une chose fausse pour ne pas tromper, et l’autre de nuire en disant une chose vraie pour induire en erreur. Mais, mettant de côté les avantages ou les inconvénients qui ont pu résulter pour ceux à qui ils ont parlé, et en ne s’attachant qu’au point de vue du vrai ou du faux, on demande lequel des deux a menti, si l’un et l’autre ont menti, ou si ni l’un ni l’autre n’a menti.

En effet si mentir est parler avec l’intention d’exprimer une chose fausse, le menteur sera plutôt celui qui a voulu dire une chose fausse, et qui l’a réellement dite, bien qu’il l’ait dite pour ne pas tromper. Si, au contraire, mentir c’est parler avec l’intention de tromper, ce n’est point celui-ci qui aura menti, mais bien celui qui voulait tromper même en disant la vérité. Enfin si mentir, c’est parler avec la volonté d’énoncer une chose fausse, tous les deux ont menti, parce que l’un a réellement voulu énoncer une chose fausse, et que l’autre a eu l’intention de faire passer pour fausse la vérité qu’il exprimait. Que si mentir c’est énoncer une chose fausse sciemment et dans l’intention de tromper, ni l’un ni l’autre n’a menti, parce que l’un, en disant une chose fausse, a eu l’intention d’en faire croire une vraie, et que l’autre en a dit une vraie pour en faire croire une fausse. Ainsi pour éviter absolument toute témérité et tout mensonge, il faut énoncer, quand la circonstance l’exige, ce que nous savons être vrai ou digne de foi, et vouloir persuader ce que nous énonçons. Mais croire vrai ce qui est faux, tenir pour connu ce qui est inconnu, ajouter foi à ce qui ne mérite pas foi, ou l’énoncer sans nécessité mais sans autre intention que de persuader ce qu’on exprime : c’est encourir le reproche d’erreur par imprudence, mais non de mensonge ; car on est à l’abri de tout reproche, quand on a la conscience de n’énoncer que ce que l’on sait, pense ou croit être vrai, et de ne vouloir pas faire croire autre chose que ce que l’on exprime.

5. Mais le mensonge est-il quelquefois utile ? Question beaucoup plus grave et beaucoup plus importante. Ensuite y a-t-il mensonge quand un homme qui n’a pas la volonté de tromper, qui agit même pour que celui à qui il parle ne soit pas trompé, sait cependant que ce qu’il énonce est faux et cherche à le faire passer pour vrai ; ou quand un homme énonce une chose qu’il connaît pour vraie, mais dans l’intention de tromper ? On peut élever des doutes là-dessus. Du reste personne ne conteste qu’il y ait mensonge quand on énonce sciemment une chose fausse dans l’intention de tromper ; par conséquent tout énoncé d’une chose provenant de l’intention de tromper, est évidemment un mensonge. Mais n’y a-t-il de mensonge que dans ce cas, c’est une autre question.