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PRISE DE LA BASTILLE

La cour ne se méfiait guère de Paris, puisqu’elle avait convoqué l’Assemblée nationale dans la ville la plus voisine. Paris, qui vivait du luxe de l’ancien régime, allait-il se lever pour aider à une révolution qui le ruinerait peut-être ? Et s’il y avait une insurrection, serait-elle sérieuse ? Que pouvait-on craindre ou espérer de cette populace insolente, prête à fuir, disait-on, devant quelques hallebardes, et dont les philosophes s’étaient moqués ? Les motionnaires du Palais Royal, ces écervelés et ces braillards sans armes, feraient-ils reculer la vieille armée royale ? Pour les beaux esprits de la cour, Paris semblait vraiment une « quantité négligeable », comme nous dirions.

Eh bien ! Paris se leva tout entier, s’arma, s’empara de la Bastille, forma un véritable camp retranché, une commune insurgée, et le roi fut vaincu, dut faire sa soumission, sinon sincère, du moins complète, et le coup d’État fut déjoué. Toute l’histoire de France se trouva changée par l’intervention de Paris, que toute la France suivit.

Je ne raconterai pas ici cette révolution à forme municipale que la prise de la Bastille amena en France, en juillet et en août 1789, d’abord dans les villes, puis dans les campagnes[1]. Je dirai seulement que ce fut là un fait capital parmi ceux qui préparèrent l’avènement de la démocratie et de la république en France.

Sans doute la révolution municipale ne se fait pas au cri de Vive la République ! et ce cri n’est entendu ni à Paris ni dans les provinces. Au contraire, il arrive souvent qu’on crie Vive le Roi ! même quand les paysans s’attaquent aux châteaux[2]. On croit partout que c’est au profit de la royauté qu’on renverse le « despotisme féodal », ce fléau des campagnes, et le « despotisme ministériel », ce fléau des villes. La masse ignore que le roi a trahi la « nation » pour s’allier à la Noblesse, et l’élite, qui ne l’ignore pas, reste royaliste quand même. Le roi continue à être, aux yeux de tous, la personnification de cette nation en laquelle s’agglomèrent les trente mille communes. Mais, en réalité, le roi n’est pas le directeur de ce mouvement ; il se fait sans lui. Quoi de plus essentiellement républicain que l’acte de cette nation qui, ayant bousculé l’ancien régime, se met à se gouverner elle-même, tout entière debout et en armes ?

La situation est changée. Au lieu d’une Assemblée bloquée par une armée de mercenaires, c’est une Assemblée protégée par plusieurs millions

  1. J’en ai tracé brièvement le tableau dans le tome VIII de l’Histoire générale publiée sous la direction de MM. Lavisse et Rambaud.
  2. Il n’est même pas question de changer de roi. Si les bustes du duc d’Orléans sont promenés dans Paris à la veille de la prise de la Bastille, je ne vois pas qu’alors aucun motionnaire ait proposé de mettre ce prince sur le trône. En 1821, Chateaubriand écrivait dans ses Mémoires d’outre-tombe (éd. Biré. t. I, p. 269) qu’à Paris, le 14 juillet 1789, on criait : Vive Louis XVII ! Mais sa mémoire, si exacte qu’elle fût en général, ne l’a-t-elle pas trompé en ce cas ? Toujours est-il que son témoignage est unique, et qu’il ne semble parler que d’un cri presque isolé et sans écho. Voici ses expressions : « On criait : Vive Necker ! Vive le duc d’Orléans ! et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus imprévu : Vive Louis XVII ! »