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VOYAGE D’UNE FEMME

ser de plonger dans l’esprit-de-vin si on ne voulait les voir se fondre et se décomposer à l’air ; on explorait le pays en tous sens pour rapporter une maigre pincée de ces petites plantes dont je vous ai parlé ; on chassait avec ardeur pour tuer quelques oiseaux de mer, un phoque ou un renard. La plupart du temps on était même privé par la neige de ces laborieux plaisirs, et l’on restait à bord ; le pont de la corvette offrait alors l’aspect le plus triste : il disparaissait sous un désagréable tapis blanc qui enveloppait tout, hors quelques coins où les matelots avaient tendu des toiles cirées pour se mettre à l’abri ; nos hommes, cachés sous de gros vêtements de fourrure ou de toison de chèvre, étaient bien les sauvages personnages de ce morne tableau.

Notre séjour ne pouvait, sans grave imprudence, se prolonger à la baie Madeleine ; aussi multipliait-on, dans les derniers jours, les excursions à terre. Il était rare que je n’en fisse pas partie, et d’ordinaire je m’isolais de mes compagnons de voyage ; j’aimais à me trouver par moments seule au milieu de cette nature grandiose et terrible ; j’y étais envahie par ce sentiment profondément religieux qui domine l’homme quand il se trouve face à face avec l’immensité. Les déserts ont leur poésie propre : déserts de sable, déserts de glace, c’est toujours l’infini de la solitude, et nulle voix ne parle à l’âme un langage plus émouvant. Oui, lorsque j’avais en face de moi le vaste océan Polaire chargé de bancs de glaces, quand les grands rochers noirs me masquaient la vue de la corvette, si tout à coup le vent s’élevait, si la mer grondait, si les glaciers s’écroulaient autour de