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AU SPITZBERG.

serré entre deux chaînes de collines, devient tumultueux comme un torrent ; il arrache sans cesse au rivage des pierres, de la terre, des branches d’arbres, qu’il charrie pêle-mêle. Des pentes multipliées précipitent encore son élan, et par moments sa marche devient tout à fait furieuse : il déracine les arbres entiers, se rue contre les blocs de granit, dont la tête se dresse au-dessus de ses vagues, passe par bonds sur les énormes rochers qui montrent à fleur d’eau leurs sommets arrondis comme des dos de baleines. Quelquefois il tombe en une nappe éblouissante où se reflète le soleil, où se jouent les truites bleues et jaunes. D’autres fois il se précipite, mugit, écume, et alors déchire et emporte tout ce qu’il peut atteindre. Depuis Muonioniska, son cours entier est une cascade immense, et jusqu’au golfe de Bothnie il semble descendre les marches inégales d’un gigantesque escalier.

Au milieu de ces tempêtes, on rencontre parfois de grosses mottes de terre descendant ce fleuve violent avec toute leur végétation d’herbe, de mousses et de fleurettes ; le rejaillissement de l’eau les couvre de perles brillantes, les moucherons voltigent à l’entour, les scarabées vont et viennent au fond des mousses ; tout un petit monde frais, calme et charmant, côtoie ces rudes écueils, flotte sur ces abîmes, et ce fleuve, qui émiette les rochers et broie les grands sapins, transporte, en les épargnant, les humbles îlots de mousse. Il m’arrivait, en les suivant des yeux, de les comparer à ces âmes simples qui traversent le courant redoutable des hommes et des événements protégées par leur obscurité et