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mêlées de surnaturel. Mais, dans la terminologie des jongleurs, les deux mots empiètent souvent l’un sur l’autre, et c’est ici surtout que le départ est délicat entre les genres. MM. de Montaiglon et Raynaud me paraissent avoir saisi la différence avec infiniment de justesse littéraire.

D’abord, il est certains récits que les jongleurs appellent des lais : lai d’Aristote, lai de l’Epervier, lai du Cort mantel[1] lai d’Auherée[2] et qui sont de simples contes à rire, mais narrés avec plus de finesse, de décence, de souci artistique. Pourquoi les jongleurs ne les appellent-ils pas des fabliaux ? Parce que le mot s’était sali à force de désigner tant de vilenies grivoises ; il leur répugnait de l’appliquer à leurs contes élégants, et le nom de lai, qui avait pris un sens assez vague[3], mais s’appliquait toujours à des poèmes de bon ton, leur convenait à merveille. Ces contes sont des fabliaux plus aristocratiques, des fabliaux pourtant.

Mais il reste dans la collection Montaiglon-Raynaud quelques contes plus élégants encore, le Chevalier qui recouvra l’amour de sa dame, le Vair palefroi, Guillaume au faucon, les Trois chevaliers et le chainse. De ces quatre contes, Guillaume au faucon est le seul à qui le nom de conte à rire convienne encore vaguement ; mais il ne peut s’appliquer aucunement aux trois autres, notamment au conte du Chainse, qui est une légende d’amour tragique. Exclurons-nous ces quatre contes de notre collection ? ou modifierons-nous, pour eux quatre, notre définition du mot fabliau, un peu étroite ? Dirons-nous, par exemple, que les fabliaux sont des contes à rire en vers, et, parfois, des nouvelles sentimentales ? Je crois qu’il est bon de retenir ces rares contes sentimentaux, pour montrer que des transitions

  1. Bien entendu, si les fabliaux excluent le merveilleux, il ne s’agit pas du merveilleux-bouffe, comme dans le Court mantel, le conte de l’Anneau magique (MR, III, 60), les Quatre Souhaits, etc… Il conviendrait peut-être d’admettre aussi parmi les fabliaux le lai du Corn.
  2. D’après les mss. A, C, d’Auberée.
  3. M. Pilz (p. 18) appelle fabliaux les lais d’Amours, du Conseil, de l’Ombre. C’est obscurcir plutôt qu’éclaircir l’idée de fabliau. V. notre édition du Lai de l’Ombre, Fribourg, 1890, p. 8. — M. G. Paris dit fort bien, Romania, VII, 410 : « Le lai d’Amors n’a aucun rapport ni avec les lais ni avec les fabliaux. » On peut en dire autant du Conseil et de l’Ombre, et de bien d’autres pièces encore.