Page:Bédier - Les Fabliaux, 2e édition, 1895.djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et les conteurs français ou italiens du xviie et du xviiie siècle la recueillent et la diversifient de vingt manières, jusqu’à former comme un petit cycle de la femme obstinée[1]. Encore n’ai-je pas énuméré la moitié des versions recueillies par Dunlop-Liebrecht et par M. Ristelhuber[2], et il serait facile, à qui en aurait la patience de doubler, de tripler, de quadrupler ces longues listes de références : mais cette nouvelle liste quadruplée resterait elle-même incomplète.

Ainsi, du nord au midi, du moyen âge au jour présent, à travers le temps, à travers l’espace, vit, se transforme, se multiplie ce méchant conte. Je l’ai choisi insignifiant, à dessein. Ce n’est qu’une nouvelle à la main, une facétie. Or, quel est le héros historique assez populaire pour que son souvenir se prolonge dans la mémoire du peuple au delà d’un siècle écoulé ? Qui pourra dire, au contraire, depuis combien de centaines d’années vit cet humble conte du pré tondu, cette bouffonnerie, comme l’appelle Mistral, aquesto boufonado ?

Des milliers de contes à rire végètent ainsi, obscurément, au fond de tous les cerveaux. On me conte l’un d’entre eux, et soudain, de ma mémoire confuse, sort le récit. Je le savais déjà, mon voisin le sait aussi, et nous ne saurions le plus souvent dire en quel lieu, à quel jour, de quel livre ou de quelle bouche nous avons reçu cette historiette.

J.-V. Le Clerc reconnaît dans le Décaméron beaucoup de fabliaux : c’est donc que Boccace a plagié les trouvères ! Le

  1. Telle, par exemple, la forme du coupeur de bourse, où la femme, refusant de retirer cette expression malsonnante, et empêchée de parler, fait le geste de couper une bourse ; celle du cornard où elle fait des cornes avec ses doigts (Le chasse-enuy ou l’honneste entretien des bonnes compagnies..., par Louis Garon, Paris, 1681, centurie IV, 8, p. 321). — Telle la jolie forme du merle et de la merlette : une discussion, suivie de coups, s’engage entre deux époux, sur la question de savoir si l’oiseau qu’ils sont en train de manger, un soir de mardi gras, est un merle ou une merlette. L’année suivante, au même soir du mardi gras, le mari dit, à table, à sa femme : « Te rappelles-tu comme nous avons été sots, l’an dernier à pareil jour, de nous quereller à propos de ce merle ? — De cette merlette ! » réplique la femme. La dispute recommence et se renouvelle tous les mardis gras (Elite des contes du sieur d’Ousùlle, éd. Ristelhuber, p. 22).
  2. V. Dunlop-Liebrecht, Geschichte der Prosa-Dichtung, Anmerk., 475e — Ristelhuber, Contes du sieur d’Ouville, p. 22. — Liebrecht, Germania, l, 270.