Page:Bédier - Les Fabliaux, 2e édition, 1895.djvu/65

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Décaméron doit être rendu à la France, et le patriotisme de J.-V. Le Clerc s’exalte. — Le Médecin malgré lui n’est autre que le fabliau du Vilain Mire : les moliéristes en concluent à l’omniscience de Molière qui, sans doute, avait lu le manuscrit 837 de la Bibliothèque nationale. — Un savant de province recueille des contes de veillée dans son village ; il y reconnaît l’esprit spécial des paysans bretons, ou bien des montagnards d’Auvergne. Mais voici qu’on rapproche deux de ces collections de contes provinciaux : ce récit, qui paraît autochtone en Auvergne, et celui-ci, caractéristique du génie breton, c’est la même chose : et cette même chose, c’est aussi une nouvelle de Boccace, et c’est un fabliau. Ce conte étrangement diversifîable, accommodable à des civilisations diverses, bon bourgeois de chaque cité, musulman ici, là chrétien, prêt à servir toutes les morales ou à faire rire tous les gosiers, a déjà subi mille et une métamorphoses ; les prêtres bouddhistes en ont fait une parabole, et les frères prêcheurs du moyen âge un exemple ; les princes persans se le sont fait conter par leurs favoris ; le Dioneo et la Lauretta de Boccace l’ont dit à Florence, et voici qu’un folkloriste le rapporte de Zanzibar.

Or, il en est ainsi, non seulement des contes à rire, mais de tout un trésor de légendes, de contes merveilleux, de chansons, de proverbes, de superstitions, de pronostics météorologiques, de devinettes. « Si Peau d’Âne m’était conté, dit La Fontaine, j’y prendrais un plaisir extrême, » et toute l’humanité blanche, jaune ou noire, y prend, en effet, plaisir. — La légende du Chien vengeur de son maître s’est fixée à Montargis ; celle du Mari aux deux femmes, à Erfurt ; au château de Mersebourg, près de Leipzig, j’ai pu voir partout reproduite, sur les blasons, sur les tombeaux des anciens évêques, l’histoire de la pie volevise. Un corbeau géant, captif dans la cour du château, y expie encore le crime ancien. — Mais les légendes du chien de Montargis, du Mari aux deux femmes, de la Pie voleuse, insoucieuses des localisations, volent librement par les pays.

De même pour les chansons populaires. Roméo s’irrite contre l’alouette matinale : quelles lèvres ont les premières, dans le haut moyen âge ou dans la primitive antiquité, chanté la première aube ? et quel est aujourd’hui le village où une aube n’ait