Page:Bédier - Les Fabliaux, 2e édition, 1895.djvu/80

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même devinette reparaît : ce qui implique forcément, dans la grande majorité des cas, création unique, souvenir, répétition, transmission.

Pour les contes, l’hypothèse ne saurait même pas s’exprimer clairement.

Il est certain que les types généraux, les cycles de contes (cycle de la femme obstinée, cycle des ruses de femme) ou les éléments merveilleux des contes (animaux qui parlent, objets magiques) n’appartiennent ni à un pays, ni à un temps, et que ces éléments ont pu et dû être mille fois réinventés. Mais ce que nous retrouvons dans les diverses littératures populaires, si nous passons d’un recueil sicilien à un recueil norvégien, ce n’est pas seulement des types généraux de contes identiques, ce sont les mêmes contes particuliers : c’est parmi les millions de ruses de femmes qu’on aurait pu imaginer, un nombre restreint de ruses spéciales (la Bourgeoise d’Orléans, les Tresses, le Chevalier à la robe vermeille) et, parmi les millions de contes merveilleux qu’on aurait pu imaginer, un nombre restreint de récits très circonstanciés (la Belle et la Bête , Jean de l'Ours, Cendrillon), c’est-à-dire des contes organisés qui se répètent, ayant l’unité d’une œuvre d’art, la complexité d’une intrigue de roman, portant l’empreinte d’un esprit créateur.

Ces observations sont d’ailleurs trop simples. Sauf quelques coïncidences négligeables qui ont pu suggérer le même thème très général et très peu circonstancié à deux esprits indépendants, [1] il faut que chaque conte ait été imaginé un certain jour, quelque part, par quelqu’un. Quand ? Où ? Par qui ? La question reste entière, et nul système ne serait viable qui ne pourrait admettre que les contes se propagent par voie d’emprunt.

En fait, nulle école aujourd’hui existante ne soutient le paradoxe contraire.

Grimm y a recouru jadis comme à une échappatoire propice. Il avait besoin de cette étrange théorie de l’accident : son hypothèse générale n’était-elle pas que les contes, imaginés par les

  1. Nous rencontrerons plus loin des formes de quelques fabliaux (lai d’Aristote, les quatre souhaits Saint-Martin) dont les rapports sont si peu compliqués que nous sommes en peine de décider si nous avons affaire à des variantes d’un même conte ou à des contes distincts, plusieurs fois réinventés.