Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/248

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tournaient franchement le dos au libéralisme et à la démocratie. L’unité et la grandeur nationale par la monarchie prussienne : voilà ce qui les ralliait et ce qui, jusqu’à nos jours, devait les rallier de plus en plus. Le passé libéral de l’Allemagne s’ensevelissait dans la victoire.

Lorsque le terrible hiver commença, il fallut se rendre à l’évidence. C’était un peuple plein de haine et de convoitise qui se ruait sur nous, nous qui avions tant fait pour la cause des peuples. Autour, de ce Paris qui avait rêvé d’être la capitale du genre humain affranchi, où l’élite des écrivains et des philosophes avait enseigné le respect de la pensée allemande, les fils de cette grande Allemagne étaient venus mettre le siège. Ils bombardaient la ville de la générosité et de la lumière. Et puis, c’était l’invasion, la défaite, le vainqueur impitoyable ne cachant pas son dessein, qui était de démembrer la France, de lui arracher deux provinces, et au nom de quoi ? Au nom du principe des nationalités, ô dérision !

Alors la France, dans sa détresse, tourna les yeux vers ce monde sur lequel elle avait répandu son cœur, vers ces nations pour qui son sang avait coulé. Partout, calcul et froideur. L’intérêt politique, d’ailleurs mal compris, l’égoïsme, la rancune l’emportaient. Ceux qui avaient failli céder à un bon mouvement de reconnaissance, comme l’Italien, se félicitaient, nous voyant battus, de ne pas s’être embarqués sur notre galère. À la nouvelle de notre défaite de Woerth, le tsar Alexandre avait vidé une coupe et, en signe de joie, brisé le verre où il avait bu à la vengeance de Sébastopol : il ne voyait pas que le triomphe de l’unité allemande c’était l’arrêt de mort de son Empire. L’Angleterre libérale laissait faire, laissait passer, tandis que des moments irréparables pour elle s’écoulaient… Nulle part la France n’avait vu venir un secours, une sympathie active. Dans le vaste monde, nous étions seuls en face d’un ennemi qui, soudain, avait révélé sa nature impitoyable. Alors ce fut une grande nuit dans le cœur des Français. Sur sa croix, le « Christ des nations » eut son heure d’agonie et de ténèbres. Comme en 1848, le ciel s’écroulait. La justice, c’était donc le dieu caché, insaisissable, qui ne répondait qu’en se plaisant à décevoir et à faire souffrir ceux qui avaient foi en lui ? Après la justice sociale, tuée sur les barricades de juin,