Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/221

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— Allons danser, s’écria le comte de Bauvan, et advienne que pourra ! Après tout, ajouta-t-il gaiement, il vaut mieux, mes amis, s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Battons-nous d’abord, et nous verrons après.

— Ah ! c’est vrai, ça. Sauf votre respect, monsieur le baron, dit Brigaut à voix basse en s’adressant au loyal du Guénic, je n’ai jamais vu réclamer dès le matin le prix de la journée.

L’assemblée se dispersa dans les salons où quelques personnes étaient déjà réunies. Le marquis essaya vainement de quitter l’air sombre qui altéra son visage, les chefs aperçurent aisément les impressions défavorables que cette scène avait produites sur un homme dont le dévouement était encore accompagné des belles illusions de la jeunesse, et ils en furent honteux.

Une joie enivrante éclatait dans cette réunion composée des personnes les plus exaltées du parti royaliste, qui, n’ayant jamais pu juger, du fond d’une province insoumise, les événements de la Révolution, devaient prendre les espérances les plus hypothétiques pour des réalités. Les opérations hardies commencées par Montauran, son nom, sa fortune, sa capacité, relevaient tous les courages, et causaient cette ivresse politique, la plus dangereuse de toutes, en ce qu’elle ne se refroidit que dans des torrents de sang presque toujours inutilement versés. Pour toutes les personnes présentes, la Révolution n’était qu’un trouble passager dans le royaume de France, où, pour elles, rien ne paraissait changé. Ces campagnes appartenaient toujours à la maison de Bourbon. Les royalistes y régnaient si complètement que quatre années auparavant, Hoche y obtint moins la paix qu’un armistice. Les nobles traitaient donc fort légèrement les Révolutionnaires : pour eux, Bonaparte était un Marceau plus heureux que son devancier. Aussi les femmes se disposaient-elles fort gaiement à danser. Quelques-uns des chefs qui s’étaient battus avec les Bleus connaissaient seuls la gravité de la crise actuelle, et sachant que s’ils parlaient du premier Consul et de sa puissance à leurs compatriotes arriérés, ils n’en seraient pas compris, tous causaient entre eux en regardant les femmes avec une insouciance dont elles se vengeaient en se critiquant entre elles. Madame du Gua, qui semblait faire les honneurs du bal, essayait de tromper l’impatience des danseurs en adressant successivement à chacune d’elles les flatteries d’usage. Déjà l’on entendait les sons criards des instruments que l’on mettait d’accord, lorsque madame