Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/489

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à souffrir n’est pas force, mais faiblesse ; d’ailleurs, quitter la vie par découragement n’est-ce pas abjurer la foi chrétienne à laquelle Jésus a donné pour base ces sublimes paroles : Heureux ceux qui souffrent ! Le suicide ne me parut donc plus excusable dans aucune crise, même chez l’homme qui par une fausse entente de la grandeur d’âme dispose de lui-même un instant avant que le bourreau ne le frappe de sa hache. En se laissant crucifier, Jésus-Christ ne nous a-t-il pas enseigné à obéir à toutes les lois humaines, fussent-elles injustement appliquées. Le mot Résignation, gravé sur la croix, si intelligible pour ceux qui savent lire les caractères sacrés, m’apparut alors dans sa divine clarté. Je possédais encore quatre-vingt mille francs, je voulus d’abord aller loin des hommes, user ma vie en végétant au fond de quelque campagne ; mais la misanthropie, espèce de vanité cachée sous une peau de hérisson, n’est pas une vertu catholique. Le cœur d’un misanthrope ne saigne pas, il se contracte, et le mien saignait par toutes ses veines. En pensant aux lois de l’Église, aux ressources qu’elle offre aux affligés, je parvins à comprendre la beauté de la prière dans la solitude, et j’eus pour idée fixe d’entrer en religion, suivant la belle expression de nos pères. Quoique mon parti fût pris avec fermeté, je me réservai néanmoins la faculté d’examiner les moyens que je devais employer pour parvenir à mon but. Après avoir réalisé les restes de ma fortune, je partis presque tranquille. La paix dans le Seigneur était une espérance qui ne pouvait me tromper. Séduit d’abord par la règle de saint Bruno, je vins à la Grande-Chartreuse à pied, en proie à de sérieuses pensées. Ce jour fut un jour solennel pour moi. Je ne m’attendais pas au majestueux spectacle offert par cette route, où je ne sais quel pouvoir surhumain se montre à chaque pas. Ces rochers suspendus, ces précipices, ces torrents qui font entendre une voix dans le silence, cette solitude bornée par de hautes montagnes et néanmoins sans bornes, cet asile où de l’homme il ne parvient que sa curiosité stérile, cette sauvage horreur tempérée par les plus pittoresques créations de la nature, ces sapins millénaires et ces plantes d’un jour, tout cela rend grave. Il serait difficile de rire en traversant le désert de Saint-Bruno, car là triomphent les sentiments de la mélancolie. Je vis la Grande-Chartreuse, je me promenai sous ses vieilles voûtes silencieuses, j’entendis sous les arcades l’eau de la source tombant goutte à goutte. J’entrai dans une cellule pour y prendre la mesure de mon néant, je respirai la