Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/195

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plus rationnelle et moins folle que les affreuses idées de liberté indéfinie proclamées par les jeunes insensés qui se portent héritiers de la Convention. Ce noble plébéien fut pleuré de tous ceux qui le connaissaient ; il n’est aucun d’eux qui ne songe, et souvent, à ce grand homme politique inconnu.

Ces neuf personnes composaient un Cénacle où l’estime et l’amitié faisaient régner la paix entre les idées et les doctrines les plus opposées. Daniel d’Arthez, gentilhomme picard, tenait pour la Monarchie avec une conviction égale à celle qui faisait tenir Michel Chrestien à son fédéralisme européen. Fulgence Ridal se moquait des doctrines philosophiques de Léon Giraud, qui lui-même prédisait à d’Arthez la fin du christianisme et de la Famille. Michel Chrestien, qui croyait à la religion du Christ, le divin législateur de l’Égalité, défendait l’immortalité de l’âme contre le scalpel de Bianchon, l’analyste par excellence. Tous discutaient sans disputer. Ils n’avaient point de vanité, étant eux-mêmes leur auditoire. Ils se communiquaient leurs travaux, et se consultaient avec l’adorable bonne foi de la jeunesse. S’agissait-il d’une affaire sérieuse ? l’opposant quittait son opinion pour entrer dans les idées de son ami, d’autant plus apte à l’aider, qu’il était impartial dans une cause ou dans une œuvre en dehors de ses idées. Presque tous avaient l’esprit doux et tolérant, deux qualités qui prouvaient leur supériorité. L’Envie, cet horrible trésor de nos espérances trompées, de nos talents avortés, de nos succès manqués, de nos prétentions blessées, leur était inconnue. Tous marchaient d’ailleurs dans des voies différentes. Aussi, ceux qui furent admis, comme Lucien, dans leur société, se sentaient-ils à l’aise. Le vrai talent est toujours bon enfant et candide, ouvert, point gourmé ; chez lui, l’épigramme caresse l’esprit, et ne vise jamais l’amour-propre. Une fois la première émotion que cause le respect dissipée, on éprouvait des douceurs infinies auprès de ces jeunes gens d’élite. La familiarité n’excluait pas la conscience que chacun avait de sa valeur, chacun sentait une profonde estime pour son voisin ; enfin, chacun se sentant de force à être à son tour le bienfaiteur ou l’obligé, tout le monde acceptait sans façon. Les conversations pleines de charmes et sans fatigue, embrassaient les sujets les plus variés. Légers à la manière des flèches, les mots allaient à fond tout en allant vite. La grande misère extérieure et la splendeur des richesses intellectuelles produisaient un singulier contraste. Là, personne ne pensait aux réalités de la vie que pour en