Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/196

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tirer d’amicales plaisanteries. Par une journée où le froid se fit prématurément sentir, cinq des amis de d’Arthez arrivèrent ayant eu chacun la même pensée, tous apportaient du bois sous leur manteau, comme dans ces repas champêtres où, chaque invité devant fournir son plat, tout le monde donne un pâté. Tous doués de cette beauté morale qui réagit sur la forme, et qui, non moins que les travaux et les veilles, dore les jeunes visages d’une teinte divine, ils offraient ces traits un peu tourmentés que la pureté de la vie et le feu de la pensée régularisent et purifient. Leurs fronts se recommandaient par une ampleur poétique. Leurs yeux vifs et brillants déposaient d’une vie sans souillures. Les souffrances de la misère, quand elles se faisaient sentir, étaient si gaiement supportées, épousées avec une telle ardeur par tous, qu’elles n’altéraient point la sérénité particulière aux visages des jeunes gens encore exempts de fautes graves, qui ne se sont amoindris dans aucune des lâches transactions qu’arrachent la misère mal supportée, l’envie de parvenir sans aucun choix de moyens, et la facile complaisance avec laquelle les gens de lettres accueillent ou pardonnent les trahisons. Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme, est un sentiment qui manque à l’amour, la certitude. Ces jeunes gens étaient sûrs d’eux-mêmes : l’ennemi de l’un devenait l’ennemi de tous, ils eussent brisé leurs intérêts les plus urgents pour obéir à la sainte solidarité de leurs cœurs. Incapables tous d’une lâcheté, ils pouvaient opposer un non formidable à toute accusation et se défendre les uns les autres avec sécurité. Également nobles par le cœur et d’égale force dans les choses de sentiment, ils pouvaient tout penser et se tout dire sur le terrain de la science et de l’intelligence ; de là l’innocence de leur commerce, la gaieté de leur parole. Certains de se comprendre, leur esprit divaguait à l’aise ; aussi ne faisaient-ils point de façon entre eux, ils se confiaient leurs peines et leurs joies, ils pensaient et souffraient à plein cœur. Les charmantes délicatesses qui font de la fable des deux amis un trésor pour les grandes âmes étaient habituelles chez eux. Leur sévérité pour admettre dans leur sphère un nouvel habitant se conçoit. Ils avaient trop la conscience de leur grandeur et de leur bonheur pour le troubler en y laissant entrer des éléments nouveaux et inconnus.

Cette fédération de sentiments et d’intérêts dura sans choc ni mécomptes pendant vingt années. La mort, qui leur enleva Louis Lambert, Meyraux et Michel Chrestien, put seule diminuer cette