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Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/170

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core de ce que j’éprouverai en sa présence, à supposer que jamais un rapprochement ait lieu entre nous. Je dois en convenir cependant ; cette nature, jusque-là si puissante et si énergique pour le mal, ayant reçu du sentiment de la paternité une modification si profonde, ce retour au bon et au juste par lequel ce vieillard, rompant avec tout son passé, cherche le chemin de mon cœur, ne sauraient me laisser indifférent et insensible. Si tout homme qui, par le repentir, se relève de sa chute, a droit aux encouragements et à l’amnistie de ceux qui n’ont pas failli, je comprends que pour moi le devoir de l’indulgence est ici plus étroit ; mais peut-être y a-t-il dans le cœur de l’enfant des trésors de tendresse et de charité moins abondants que dans le cœur de celui qui lui a donné la vie, car il faut bien vous l’avouer, jusqu’à présent le retour du père prodigue ne me donne pas une immense ardeur de tuer le veau gras.

» Là où se porte toute l’ardeur de ma pensée, c’est du côté de ma malheureuse mère, qui avait pour moi de si vastes désirs, et dont les fautes, peut-être inévitables aujourd’hui encore, sont si cruellement expiées.

» Toutes les informations que j’ai pu recueillir laissent à penser que, non contente de se voir retenue dans une étroite captivité, l’infortunée a été dirigée sur Tevego, espèce de colonie pénitentiaire que le docteur Francia avait fondée à l’extrémité nord du Paraguay, dans le voisinage des immenses solitudes du Grand-Chaco, pour y déporter ceux qui avaient encouru sa disgrâce. Arriver jusqu’à Tevego, en traversant furtivement, dans sa plus grande étendue, le Paraguay, cette espèce de Japon américain, également impénétrable pour le commerce, pour la science et pour la politique, c’est évidemment de tous les rêves le plus impossible. S’y rendre par le Brésil, en passant par la province de San-Paulo et par les régions inexplorées de la province de Mato-Grosso, où n’a pu arriver encore aucun voyageur, est une autre entreprise inexécutable. Un seul homme, le naturaliste allemand Henri de Langsdorff, a tenté quelque chose d’équivalent, et il a été obligé de revenir sur ses pas après avoir vu mourir la plupart de ceux qui l’accompagnaient dans son expédition.