Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/256

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Bricheteau, qui n’avait point sur les raffinements du point d’honneur les idées de Sallenauve, ne voyait pas avec un grand déplaisir cet obstacle placé sur le chemin de l’affaire à laquelle il ne se mêlait que contraint et forcé, et, par un autre geste également significatif, il donna sa démission du rôle de pacificateur auquel il était convié.

Escomptant alors l’avenir au profit des embarras du moment :

— Monsieur, dit Sallenauve à Vautrin, vous avez vivement désiré vous rapprocher de moi, vous l’avez même voulu dans des conditions étranges, en vous introduisant subrepticement dans ma maison.

— Ah ! monsieur, répondit Vautrin, il faut me le pardonner, je ne vivais plus.

— Pourtant, je vous avais fait annoncer que dans quelques jours nous nous verrions.

— C’est vrai, mais dans l’intervalle un malheur m’était arrivé ; ma tante Jacqueline Collin, sur laquelle je comptais pour être la compagne de mon exil volontaire, m’avait tout à coup déclaré que ses dispositions étaient autrement prises, et au moment où j’allais quitter la France, ma seule amie, ma seule confidente depuis trente ans, se séparait brusquement de moi. Alors, la tête perdue, n’espérant aucune suite à cette entrevue, que je sentais bien m’être accordée seulement par charité, j’eus la folle idée de ce déguisement. Caché parmi vos domestiques, j’espérais la consolation de vous voir tous les jours, de respirer le même air, de vivre sous le même toit que vous.

— Eh bien ! dit Sallenauve, s’il y avait un moyen de réaliser votre rêve !

Vautrin le regarda avec une sorte d’égarement.

— Un moyen, s’écria-t-il, de ne plus vous quitter ?

— Oui, reprit Sallenauve, vous me jurerez par quelque chose auquel vous ne voudriez pas manquer de respect, par les cendres de ma mère, qu’en tout état de cause, M. de Trailles ne sera pas recherché par vous ; et moi, si je reviens de ce combat, j’abaisse toutes les barrières qui peuvent nous séparer encore. Avec vous et M. Bricheteau, j’irai vivre loin de ce pays, auquel je n’ai pas de raison de tenir. Notre compagnie ne vaudra-t-