Page:Banville - Ésope, 1893.djvu/37

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
ÉSOPE

Mais voici que ta main puissante les relève !
Oui, cet enchantement est venu comme un rêve.
Les champs semblaient maudits par quelque dieu jaloux ;
On y voyait errer des chacals et des loups,
Et la pâle Misère, au laboureur avide
Tendait ses bras sans chair et sa mamelle vide.
Mais tu parus, et tout a changé. Maintenant,
On voit l’abeille d’or sur les fleurs butinant ;
Les chars sonnent au loin sur les routes ouvertes,
Et la montagne chante, et les plaines sont vertes.
Saluant le soleil de leurs yeux étonnés,
Les femmes, sur leurs seins, bercent les nouveau-nés ;
La Paix et le Travail ont des fêtes hautaines,
Et l’on entend gaîment soupirer les fontaines.

Ésope

Si les Dieux ont voulu ce miracle, en effet,
Ô Roi, maître de tout, c’est toi seul qui l’as fait,
Car on voit refleurir tout ce que ta main touche.
Quand je parlais, j’avais ton souffle sur ma bouche,
Et c’est grâce à toi seul que j’ai pu tout changer,
N’étant rien que ton ombre et que ton messager.
Oui, toi seul as guéri ton grand peuple qui saigne.
Moi, je suis revenu fidèle, et mon Roi daigne
Abaisser jusqu’à moi son regard adouci,
Et par un sort heureux, j’ai pu revoir ici
Rhodope !

Rhodope

Rhodope ! Oui, car j’y porte une solide entrave,
Je n’en pouvais partir, puisque j’y suis esclave.

Crésus

Que dis-tu !

Rhodope

Que dis-tu ! Je ne dis rien que la vérité.
Le destin contre moi si longtemps irrité,
A fait de moi, Rhodope, une esclave, une chose,
Sur laquelle ton pied victorieux se pose.
Dans mon regard captif, on ne voit pas d’éclair
Et le lit où je dors n’est pas à moi, ni l’air
Que je respire. Mais cependant, mon cœur vibre,
Et je t’admirerais, ô Roi, si j’étais libre.