blessé si cruellement les âmes délicates ? C’est qu’en effet les personnages des fables ne sont ni des animaux, ni des hommes, mais des masques bouffons et comiques. Ils vivent au même titre qu’Arlequin, Scapin, Mascarille et Dorante, aussi naïvement dépravés que les animaux, aussi humains que l’âme humaine elle-même ; leur modèle est partout, mais il n’est nulle part aussi, et, en voulant les matérialiser, on les dépouille de leur vie immortelle. Mettre en cause La Fontaine, parce que chez lui le Rat ou la Belette ne se gouverne pas absolument comme chez Buffon, c’est justement comme si quelque pédant, l’his- toire grecque à la main, venait accuser Shakspeare d’avoir tronqué Thésée dans Le Songe d’une nuit d’été, et de n’avoir pas représenté au naturel le vainqueur de Cercyon et de Sinnis. D’autre part, faire de cette adorable troupe comique si folle, spirituelle et agile, des hommes lourdement empêtrés dans la vie brutale, n’est-ce pas s’en tirer par une explication mille fois trop simple, car en quelques vers le même personnage change dix fois d’allure, ondoyant et complexe comme le génie même de La Fontaine ? Si je me laisse aller à l’illusion de sa voix humaine, c’est alors que tout à coup il me montre son mufle d’animal, avide ou narquois, et semble me dire :
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