Page:Barbey d'Aurevilly - Une vieille maitresse, tome 2.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lins des buttes Saint-Georges, j’vis queuque chose de blanc qui remuait comme un linge dans une haie, et je m’dis à part mai : « Serait-ce la Caroline ?… » Eh ben ! vrai comme j’sis un chrétian baptisé et que j’ai nom Loquet, c’était elle ! Elle était haute et blanche comme une Mille-Lorraine[1] des lavoirs de Fierville. Elle fit pique par-dessus feuille[2] dans la haie et vint à mai, draire comme v’là mon bâton, — ajouta-t-il en plantant sa gaule ferrée dans le sable, avec un geste d’un pittoresque saisissant. — E’n’me dit mot. Mai, je marchais la tête basse sous mon grand capet. J’avais ouï dans ma jeunesse à une vieille fileuse, la grande Jeanne, qui passait pour avoir bien du savait[3] dans tout Sortôville, qu’y n’faut jamais parler le premier aux revenants, si on ne veut pas mourir dans l’année. J’marchais, j’marchais, mais elle allait

  1. Les Mille-Lorraines ! superstition du pays. Ce sont des femmes-fées. Elles chantent la nuit, vêtues de blanc, à genoux sur la pierre polie des lavoirs. On les y voit, battant leur linge au clair de lune, placées en cercle autour de l’eau étincelante. Quand un passant attardé entre dans la prairie où le lavoir qu’elles hantent est situé, elles l’arrêtent aux échaliers et le forcent à tordre leur linge ; s’il s’y prend mal, elles lui cassent le bras.
  2. Expression locale. Piquer par-dessus la feuille, probablement.
  3. Avoir du savait (savoir), mot du pays pour exprimer qu’on a quelque mystérieuse accointance avec le Diable.