Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/104

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la douleur et qui n’avait pas de tête de Sicambre à courber, plia aisément sous cette Pitié éternelle, colombe diaprée des couleurs du ciel d’où elle descend, mais qui a aussi un bec d’acier et des griffes d’aigle, car elle ne fait son nid dans les cœurs qu’à la condition de les déchirer !

Hélas ! Elle, moins que personne, ne pouvait se soustraire à cette pitié fatale. Elle vivait trop à l’écart dans la vie, la solitude en elle était si grande, que tout ce qui allait la chercher dans cette vie écartée, tout ce qui troublait confusément cette solitude, lui retentissait dans l’âme clair, distinct et profond, comme un accord se précise en passant par le milieu d’un air pur. Ah ! souvent, — quand nous nous lançons tête baissée dans les retentissements du monde ; quand nous donnons notre fragile tête à enivrer au bruit des roues du chariot qui nous emporte sur les pentes escarpées de l’existence ; — une voix, plus faible qu’un murmure, nous poursuit à travers ces grands bruits qui ne l’ont jamais engloutie, plainte éternelle d’un être qui souffrit pour nous et dont nous gardons l’écho expiatoire dans nos seins ! Mais comme cette voix est profonde quand, aux bords des chemins parcourus, on s’est assis, dégoûté des buts manques — ou atteints ! et que le calme est si grand dans l’air qui environne, qu’on ne perd pas un frémissement des feuilles qui tremblent aux branchages pâles des peupliers.

Ici quelquefois, là plus souvent, qui ne l’a pas entendue ? Qui ne sait pas qu’il y a comme un doux et cruel reproche dans le sentiment de la pitié pour les coupables et les innocents, — s’il en est ! s’il est possible de ne pas toujours se croire coupable quand une âme — une seule âme — a souffert à l’occasion de nous !…