Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour cultiver mon esprit. Si, une fois malheureuse, je me jetai aux livres qui ne me furent pas une ressource, ce fut pour me sortir de dessous le poids de mes premiers souvenirs… Les livres furent bientôt repoussés. Depuis, les souffrances me forcèrent à penser, mais ce que je sais, mon pauvre Allan, la douleur seule me l’a appris ! Hélas ! en ceci mon histoire est celle de toutes les femmes, ces sauvages de la civilisation, qui n’ont pour toute éducation vraie que celle des besoins et de la douleur. Comme les livres n’avaient pas trouvé place dans les folles agitations de ma jeunesse, je ne songeai pas à les ouvrir aux jours de l’abandon. Je les parcourais d’un œil détaché. Quelque génie qu’ils attestassent, je ne m’en émeuvais pas, et je ne les jugeais que comme une preuve de force d’esprit, une difficulté vaincue. Je n’avais pas les grandes sympathies de la pensée. Ces hommes de génie qu’on admire, que pouvaient-ils médire, Allan ? Peignaient-ils le bonheur ? j’avais le bonheur de ma vie qui faisait ombre sur leurs tableaux ! Était-ce la peine qu’ils s’efforçaient de retracer ? cette peine, je la convoitais avec amertume comme un bien hors de ma portée, car elle était plus belle et plus poétique que la mienne ! Vous voyez, Allan, que j’en savais plus long qu’eux !

Elle eût parlé ainsi bien du temps avant qu’Allan eût songé à l’interrompre, et souvent la voiture s’arrêtait devant le château qu’il regrettait cette promenade trop tôt finie où, assise devant lui, elle racontait chaque détail de son âme et le faisait saillir à ses regards. Alors, il lui prenait au cœur un tel respect pour le malheur de cette femme, que la passion qui devait le ressaisir deux heures après lui semblait incompréhensible… Elle avait, en se révélant