Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/228

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ainsi dire, épaissie… Sa taille avait perdu de son habitude d’imposance, et quoique la trace en fût indélébile, son attitude était affaissée et abattue. Les aigles blessés à mort ne pendent-ils pas l’aile comme les colombes ? Une robe de négligé en soie brune l’entourait de longs plis, et la statue avait encore, sous cette soie collant aux contours, des moulures d’une telle énergie qu’on aurait facilement oublié que l’argile avait remplacé le marbre.

Allan était debout contre la cheminée et le dos tourné à la glace. Ce n’était plus l’Allan d’autrefois, à la beauté d’Androgyne. Le rêve enchanté de Polyclès s’était évanoui. Il avait perdu ses lignes féminines et sa joue d’Aurore. Ce n’était plus le céleste séraphin sans ailes qui faisait rêver les deux sexes. C’était un homme, moins beau de la beauté de la forme et de la couleur, plus beau de la beauté morale. L’âme avait usé son fourreau de chair, et le glaive resplendissait à travers. Les hommes superficiels appellent cela vieillir ! Il avait extrêmement bruni et sa barbe, rasée de fort près, bleuissait le contour d’un menton qui, sans cette teinte d’azur, aurait trop gardé de sa voluptueuse mollesse d’adolescent. La trace de ses longues souffrances se marquait dans la dépression de l’angle des yeux. Combien de temps faut-il à la goutte de pluie, tombant toujours à la même place, pour trouer le granit d’un roc ?… Combien, pour qu’une larme acharnée incruste la sienne sur nos visages ?… Son front byronien, qu’il devait à l’enthousiasme de sa mère, avait sous ses cheveux juvéniles, luisants et bouclés, quatre-vingts ans de pensées moroses et de douleurs hâtives. Front génial et grandiose comme celui d’un buste sophocléen, quoique sans laurier alentour. Il n’était ceint que de ces premières rides, chevrons de la vie