Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/235

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lisque qui ne ramassait pas le mouchoir, mais qui ne détournait pas la tête.

Quand il n’y a pas un brin d’herbe qui résiste à la mer montante, la grève est bientôt envahie. Quand l’homme sent qu’il n’a plus qu’à vouloir pour avoir, il veut ; ou bien le désir est mort dans son âme. Pour peu qu’il y soit, l’idée qu’on peut tout donne le vertige. Il faudrait être un Dieu pour résister, et encore Dieu, sans la Grâce et avec la Liberté qu’il a donnée à l’homme, ce serait l’indifférence. Chose épouvantante à penser ! on ne saurait concevoir un désir dans la puissance infinie sans supposer le chaos, ou plutôt sans nier Dieu lui-même. Que voulez-vous donc que l’homme devienne, grand Dieu ! quand il a le désir et que vous lui envoyez la puissance ?…

Allan fut un exemple de plus de la fragilité humaine. Tout lui fut motif de défaillance, cause de chute, raison pour redevenir insatiable, dans ce voyage de deux ans avec la femme aimée. Vous rappelez-vous qu’un soir elle le lui avait dit ?… Le voyage a tant de détails, tant de négligences, tant d’imprévu qui sert à se si bien cacher quand on s’entend ! Vraiment les pièges venaient chercher Allan. Indescriptibles journées qui enlacent, par des habitudes nouvelles, ceux mêmes que les habitudes anciennes de l’intimité avaient lassés et qui étaient sur le point de s’en déprendre, renouvellement d’émotions qu’on ne croyait plus possibles, que sont-elles donc quand elles ne nous ont pas quittés ?… Dans la vie la plus étroitement et la plus entièrement fondue, on n’est pas toujours l’un à côté de l’autre ; le dehors vient se mêler au dedans, les distractions nous séparent ; mais en voyage, rien n’interrompt les jours passés, flanc à flanc, dans les balancements, d’une volupté