Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/312

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la pensée, le poinçon d’acier dont elle jouait elle alla pour l’enfoncer dans ses yeux. Horreur !… Allan vit le mouvement et la désarma, mais la pointe avait pénétré dans l’angle d’un des yeux qu’il venait de baiser, et le sang coulait.

— Es-tu folle ? — lui demanda-t-il avec effroi.

— Oui, — dit-elle, — car je suis jalouse ! J’ai cru autrefois que tu avais aimé ma mère, et ta caresse de tout à l’heure, Allan, m’a semblé pleine de son souvenir. Oh ! si tu allais m’aimer parce que je te la rappelle… Si j’allais poser pour ma mère !

Et elle était effrayante ! Sa jalouse pensée qui avait reposé si longtemps dans son sein d’enfant, et que l’amour et le bonheur d’être aimée avaient étouffée sans qu’elle en sortît, sa jalouse pensée se montrait sur ses traits expressifs avec une énergie sauvage. Allan eut recours à l’imposture pour la calmer. Ah ! mentir encore ! toujours mentir ! Il en était bien las… Mais il la trompa une fois de plus, cédant à l’instinct de la frayeur ou du devoir, — hélas ! du devoir comme les passions l’ont fait ! Il lui prodigua toutes les tendresses, et elle s’abusa dans ses bras avec délices. Elle se rasséréna à cette voix chère, et cette fin du jour, de menaçante qu’elle était, devint plus douce que les autres soirées n’avaient été depuis longtemps. Comme elle était entièrement rassurée, elle eut la coquetterie de la jalousie. Elle fit la belle avec son œil blessé. La déchirure avait offensé la paupière, mais elle ne voulut point que le mouchoir d’Allan cachât la blessure dont elle était vaine. Elle ne permit à son amant d’essuyer la trace sanglante qu’avec ses lèvres. Il la pansa avec des baisers. Mais, à travers ceux qu’elle lui rendait, elle ne s’apercevait