Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/99

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moral et intelligent. Jeanne-Madelaine de Feuardent prit sa part d’une éducation aussi cultivée qu’elle pouvait l’être à la campagne et à cette époque, mais qui l’était trop encore pour la vie qui devait lui échoir. Ce qui eût convenu à la file des Feuardent ne devenait-il pas un danger pour une femme dont la destinée n’était pas au niveau du nom !… Quand elle atteignit l’âge nubile, la Révolution était finie, et les enfants des Aveline, élevés avec elle, mariés et dispersés dans les environs, la laissèrent seule avec leurs vieux parents, qui, se voyant au bord de leurs tombes, songèrent aussi à l’établir. Maître Le Hardouey se présenta, et, comme il n’avait pas encore taché sa réputation d’honnête homme en achetant du bien d’émigré, les Aveline appuyèrent sa recherche auprès de leur fille d’adoption. Cependant Jeanne-Madelaine n’aimait guère son prétendu. Le sang des Feuardent bouillonnait dans ce cœur vierge à l’idée d’épouser un paysan et un homme comme maître Thomas Le Hardouey, beaucoup plus âgé qu’elle et d’une rudesse de mœurs et de caractère qui choquait ses instincts délicats de jeune fille. Elle ne l’agréa donc point tout d’abord. Il fallut même le cruel empire des circonstances pour la décider, non pas à donner sa main, mais à se la laisser prendre par cet homme pour qui elle n’éprouvait que de l’éloignement. La prévoyance, cette sévère conseillère, la prévoyance, ce sentiment si profondément normand, lui montra l’avenir dans toute sa sombre et inquiétante réalité. Les Aveline pouvaient mourir d’un instant à l’autre, et alors que deviendrait-elle ? La Révolution avait détruit