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Page:Barbey d’Aurevilly - Lettres à Trébutien, I, 1908.djvu/20

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Château de Marcelet, 14 octobre 1833.


Vous êtes un heureux mortel, Trebutien, avec vos raffales qui donnent force inquiétudes à vos amis et qui respectent votre coquille de noix tout en la balançant assez pour raviver vos émotions ; oui, de par Mahomet ! vous êtes un heureux mortel. Voilà qui est d’un bon augure pour votre voyage et qui doit vous faire prendre confiance en votre fortune. Je désire que tous mes souhaits se réalisent comme celui que je vous avais fait dans ma dernière lettre d’un petit bout de tempête anodine, et vous savez si ceux que je forme pour votre bonheur sont ardents.

Je vous écris, mon très cher ami, du fond des campagnes les plus mélancoliques et par un ravissant mois d’octobre, tout orange et nacarat, dont rien dans votre vapeur de charbon ne saurait vous donner l’idée. J’y passe les jours les plus doux que j’aie connus depuis bien longtemps et qui ont succédé à des agitations de toute sorte. J’ai dénoué la chlamyde étroite de la vie active avec laquelle il faut combattre et je l’ai changée pour la robe flottante du loisir que malheureusement je n’userai point à porter, car au bout du mois Richard redeviendra lui-même.

Je viens de lire Obermann. Si vous pouvez mettre la main sur ce livre qui n’en est pas un, lisez-le. Il en vaut la peine. Il y a des misères qui sont de curieux phénomènes. Tout est avorté dans Obermann, style et pensées. À l’exception de quelques beaux paysages alpestres idéalisés par l’ardente mélancolie du cœur, tout y est vague, pâle, terne, souffrant. Point de ces éclatantes moulures dans lesquelles les gens de génie incarnent le cri de leurs infortunes, pas de ces belles urnes d’albâtre où l’on renferme un cœur éteint,