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Page:Barbey d’Aurevilly - Lettres à Trébutien, I, 1908.djvu/25

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sont ceux du pauvre cœur humain, et vous lisiez peut-être mieux que moi dans mon désir. Je dépense ici âme, voix et vie dans d’inénarrables causeries : c’est un charme infini. Mon frère me lit son beau poème et je me laisse entraîner à cette dérive de poésie qui, à toutes les indicibles mélancolies composant sa divine essence, joint de plus, pour moi, celle des jours écoulés. Ah ! mon ami, que n’êtes-vous entre nous deux ! Nous parlons, ou pour mieux dire nous rabâchons de vous. Hier je disais à Léon ce que vous aviez de poétique dans votre nature, cette âme échoïque et que j’ai appelée mon clavier, cette répercussion de toute rumeur, cet accord parfait de toute harmonie, et le sujet m’inspirant je disais bien, presque aussi bien que vous, et plus juste, chez madame Tastu. Je ne voulais que presser du genou le flanc plein d’haleine, solliciter la lyre d’un doigt curieux, jeter l’émeraude comme le roi grec, dans la mer de poésie silencieuse. L’émeraude m’a été rapportée ce matin, et, encore plus heureux que celui qui retrouva la sienne dans le ventre du brochet, la mienne m’est revenue toute ornée et entourée de mille cristallisations. Pour parler sans figure, mon ami, Léon a fait une ode en votre honneur et gloire, une ode intitulée Trebutien, comme celle de Sainte-Beuve intitulée Racine. Vous n’en saurez que l’épigraphe, me réservant de vous lire et de vous remettre le tout :


Le beau lac de Némi qu’aucun souffle ne ride
A moins de transparence et de limpidité !


Par une de ces ineffables délicatesses que les gens qui ne sont pas comme nous traiteraient de niaiserie et qui, à vous, j’en suis sûr, fera monter les larmes dans les yeux, Léon est allé écrire cette ode chez votre mère et il a mis au bas : Écrit Rue Neuve des Carmélites, chez madame Trebutien. Ce détail m’a semblé on ne saurait plus touchant.