Page:Barbey d’Aurevilly - Lettres à Trébutien, I, 1908.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je suis revenu de la campagne et seul ici, avec un poids de loisir qui m’accable et donne à mes pensées une intensité douloureuse. Je n’ai pas le moindre intérêt doux et agréable à vivre sur le pavé de Caen, et j’en serais déjà loin si des raisons intimes et pleines de force ne m’y avaient retenu tout ce temps. Mon ami, savez-vous ce que je sais ? C’est que la vie de province ne nous est plus possible ; il faut être parfaitement heureux ou obèse pour s’arranger de cette vie-là. Mais les gens comme nous, non ! Si l’on est lymphatique, on y mourrait du spleen ; si l’on est nerveux, on s’y brûlerait la cervelle.

Je vous écris bien rapidement, mon cher ami. Je n’ai pas le temps d’être attique dans mon langage. Je vis hier soir votre mère, assez triste de l’espoir qu’elle commence à perdre que vous veniez la voir cet automne. Nous causâmes longtemps. Je vis aussi votre nièce, la joyeuse et forte gaillarde, qui se préoccupa infiniment de ma longue canne et qui vous envoie mille baisers. J’allai passer la soirée chez le petit poète. Je trouvai là mon dur critique, cet insulteur de Léa, qui n’eut pas l’air médiocrement embarrassé en me voyant et qui finit par me dire des flagorneries. Voilà les hommes ! Au reste celui-ci ressemble à l’aveugle auquel Jésus frotta les yeux avec de la boue et du crachat ; j’ai été tenté de lui en faire autant. En vérité je ne le croyais pas d’une aridité pareille. Son langage est médiocrement articulé, il émet le son, mais non le mot. Son frère lui a servi de dictionnaire tout le temps que je suis resté avec eux.

Il n’y a rien de neuf ici, que du moins je sache. L’eau manque de tous côtés ; on la paye cinquante francs le tonneau à Falaise, et la terre ressemble à un vieux morceau d’amadou. N’est-ce pas bien intéressant ce que je vous dis là ? Ne m’oubliez pas auprès de Guérin, tout ce qui me reste, avec vous et les Boissière, de cette gracieuse guirlande d’amis