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Page:Barbey d’Aurevilly - Lettres à Trébutien, I, 1908.djvu/33

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Caen, Mercredy — 8 octobre 1835.


Mon cher Trebutien,

J’arrive du Boisferrand et je suis tellement pressé de vous écrire que je n’attends pas à avoir revu votre mère. Je la verrai probablement après-demain. Mais aujourd’hui je me sens une paresse invincible. Je respire si bien dans un bon châle et sur une pile de carreaux, comme un vrai turc que je suis, au moins pour l’indolence ; je respire si bien de mes courses haletantes de voyageur et de mon corselet de dandy, que vingt-quatre heures ainsi passées ne sont pas trop, n’est-ce pas, ô le plus oriental des hommes ? Il m’a fallu du courage pour quitter le pays d’où je viens. Ce pays est fièrement beau, sombre, grand, idéal. C’est le pays du coup de fusil dans le ravin, des bois sonores et des calmes abreuvoirs au sein des prairies. Le temps, mauvais depuis quelques jours, est redevenu beau au moment de mon départ. L’air s’emplissait de l’ambre d’octobre, et les eaux courantes des fossés bouillonnaient mieux sur leurs cailloux bruns, grossies qu’elles étaient par les pluies. J’ai trempé mes mains dans tous ces torrents ; j’ai vécu d’une vie qui m’a plu singulièrement et plus de temps qu’une vie quelconque ne saurait me plaire, étant sorti ennuyé du ventre maternel, et d’un naturel sur lequel l’émotion ne vibre pas deux fois. Je ne vous parle pas de la réception qu’on m’a faite. Il n’y avait pas là de Jérusalem, ni de Jésus, ni d’âne, mais des femmes et des enfants ont jeté aussi des palmes sous mes pieds.

Je ne compte guères être à Caen que le temps nécessaire