Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/162

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architecture, époque, race. Comme nous sommes différents de ces créatures… Qui a raison ?

Maintenant, il élargit le cercle du passé. Il a l’air de le faire en un pesant et puissant effort, comme s’il élargissait un cercle d’enfer et de supplication.

— Les voyages : tous ces lieux qu’on quitte ! Tout cela est inutile. Les voyages n’agrandissent pas ; pourquoi s’agrandirait-on avec les pas qu’on fait ? Du reste, a-t-on le temps de déposer le fardeau de son âme pour voir vraiment ce à côté de quoi on passe ? Et alors même… Les voyageurs ne connaîtraient qu’un point de la surface du moment présent ; on ne voyage pas dans le passé. Tout a été. J’ai pensé cette nuit, alors que le souvenir des falaises, des landes et des forêts galloises me hantait, aux chevaliers de la Table ronde. Le roi Arthur ; ses compagnons… Il m’a semblé être non loin d’eux et m’avancer. Je n’en voyais qu’un, étrangement casqué ; son œil couleur d’émeraude m’a regardé et m’a glacé. Les autres étaient estompés, des fantômes. La table de pierre est ronde dans la clairière automnale (le gris de la brume se mêle au voile roussâtre de la forêt). La table est ronde, afin que, lorsqu’ils se tiennent autour, debout, il n’y ait pas préséance de l’un d’eux. C’est comme une meule gigantesque. Elle est très blanche. Les angles sont très nets. Il n’y a pas très longtemps qu’elle a été taillée ; elle est neuve.

« …Mille ans !… Deux mille, trois mille ans, et le rivage de Troie…