Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/126

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— Y en a trop, dit-il, entre ses dents grises, y en a trop !

Et il semblait, dans son imagination, menacer, repousser une marée montante de fantômes.

Un peu plus tard, on l’interrogea à nouveau. On savait bien que son irritation ne se maintiendrait pas ainsi à l’intérieur, et qu’à la première occasion ce farouche silence exploserait.

C’était dans un profond boyau d’arrière où, après une matinée de terrassement, on était réunis pour prendre le repas. Il tombait une pluie torrentielle ; on était brouillés et noyés et bousculés par l’inondation, et on mangeait debout, à la file, sans abri, en plein ciel liquéfié. Il fallait faire des tours de force pour préserver le singe et le pain des jets qui coulaient de tous les points de l’espace, et on mangeait, en se cachant autant que possible, les mains et la figure sous les capuchons. L’eau grêlait, sautait et ruisselait sur les molles carapaces de toile ou de drap et venait, tantôt brutalement et tantôt sournoisement, détremper nos personnes et notre nourriture. Les pieds s’enfonçaient de plus en plus, prenaient largement racine dans le ruisseau qui courait au fond du fossé argileux.

Quelques têtes riaient, la moustache dégoulinante, d’autres grimaçaient d’avaler du pain spongieux et de la viande lessivée et d’être cinglés par les gouttes qui leur assaillaient de tous côtés la peau au moindre défaut de leur épaisse cuirasse bourbeuse.

Barque, qui serrait sa gamelle sur son cœur, brailla à Volpatte :

— Alors, des vaches, tu dis, qu’t’as vues, là-bas d’où c’que tu d’viens ?

— Exemple ? cria Blaire dans un redoublement de rafale qui secouait les paroles et les éparpillait. Quoi qu’t’as vu en fait d’vaches ?

— Y a… commença Volpatte, et pis… Y en a trop, nom de Dieu ! Y a…

Il essayait de dire ce qu’il y avait. Il ne pouvait que