Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/205

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On essaye d’approfondir certaines physionomies qui se présentent avec un relief de touche émouvant dans cette ménagerie d’ombres, cette volière de reflets. Mais on ne peut pas. On les voit, mais on ne voit rien au fond d’elles.

— Déjà dix heures, les amis, dit Bertrand. On finira de monter Azor demain. Il est temps de mettre la viande en torchon.

Chacun, alors, se couche, lentement. Le bavardage ne cesse guère. L’homme prend toutes ses aises chaque fois qu’il n’est pas absolument obligé de se dépêcher. Chacun va, vient, un objet à la main – et je vois glisser sur le mur l’ombre démesurée d’Eudore qui passe devant une chandelle, en balançant au bout de ses doigts deux sachets de camphre.

Lamuse s’agite à la recherche d’une position. Il semble mal à l’aise : quelle que soit sa capacité, aujourd’hui, manifestement, il a trop mangé.

— Y en a qui veulent dormir ! Vos gueules, bande de vaches ! crie Mesnil Joseph, de sa couche.

Cette exhortation calme un moment, mais n’arrête pas le brouhaha des voix ni les allées et venues.

— C’est vrai qu’on monte demain, dit Paradis, et que, le soir, on file en première ligne. Mais personne n’y pense. On le sait, voilà tout.

Petit à petit chacun a rejoint sa place. Je me suis étendu sur la paille, Marthereau s’emmaillote à côté de moi.

Une masse colossale entre en prenant des précautions pour ne point faire de bruit. C’est le sergent infirmier, un frère mariste, énorme bonhomme à barbe et à lunettes, qu’on sent, lorsqu’il a ôté sa capote et qu’il est en veste, gêné de montrer ses jambes. On voit se hâter discrètement cette silhouette d’hippopotame barbu. Il souffle, soupire, marmotte.