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Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/206

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Marthereau me le désigne de la tête, et me dit tout bas :

— Regarde-le. C’gens-là, il faut toujours qu’i’s disent des blagues. Quand on lui d’mande ce qu’i’ fait dans l’civil, i’ n’dit pas : « J’suis frère des écoles » ; i’ dit, en vous r’luquant par en dessous ses lunettes avec la moitié d’ses yeux : « J’suis professeur. » Quand i’ s’lève très tôt pour aller à la messe, et qu’il voit qu’il vous réveille, il n’dit pas : « J’vais à la messe », i’ dit : « J’ai mal au ventre. Faut que j’aille faire un tour aux feuillées, y a pas d’erreur. »

Un peu plus loin, le père Ramure parle du pays.

— Chez nous, c’est un petit patelin qu’est pas grand. Tout l’jour il y a mon vieux qui culotte des pipes ; qu’i’ travaille ou qu’i’ s’r’pose, i’ pousse sa fumée dans l’grand air ou dans la fumée d’la marmite…

J’écoute cette évocation champêtre, qui prend soudain un caractère spécialisé et technique :

— Pour ça, i’ prépare un paillon. Tu sais c’que c’est qu’un paillon ? Tu prends la tige du blé vert, t’ôtes la peau. Tu fends en deux, pis encore en deux, et tu as des grandeurs différentes, comme qui dirait des numéros différents. Pis avec un fil et les quatre brins de paille, il entoure la verge de la pipe…

Cette leçon s’interrompt, aucun auditeur ne s’étant manifesté.

Il n’y a plus que deux bougies allumées. Une grande aile d’ombre couvre l’amas gisant des hommes.

Des conversations particulières voltigent encore dans le primitif dortoir. Il m’en arrive des bribes aux oreilles.

Le père Ramure, à présent, déblatère contre le commandant :

— L’commandant, mon vieux, avec ses quat’ ficelles, j’ai remarqué qu’i n’savait pas fumer. I’ tire à tour de bras sur ses pipes, et il les brûle. C’est pas une bouche qu’il a dans la tête, c’est une gueule. Le bois se fend,