Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/232

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troupe basse, toute noire, voici une étoile rouge, une verte ; une gerbe rouge, beaucoup plus lente.

On ne peut s’empêcher, dans nos rangs, de murmurer avec un confus accent d’admiration populaire, pendant que la moitié disponible des paires d’yeux regardent :

— Oh ! une rouge !… Oh ! une verte !…

Ce sont les Allemands qui font des signaux, et aussi les nôtres qui demandent de l’artillerie.

La route tourne et remonte. Le jour s’est enfin décidé à poindre. On voit les choses en sale. Autour de la route couverte d’une couche de peinture gris perle avec des empâtements blancs, le monde réel fait tristement son apparition. On laisse derrière soi Souchez détruit dont les maisons ne sont que des plates-formes pilées de matériaux, et les arbres des espèces de ronces déchiquetées bossuant la terre. On s’enfonce, sur la gauche, dans un trou qui est là. C’est l’entrée du boyau.

On laisse tomber le matériel dans une enceinte circulaire qui est faite pour ça, et, échauffés à la fois et glacés, les mains mouillées, crispées de crampes et écorchées, on s’installe dans le boyau, on attend.

Enfouis dans nos trous jusqu’au menton, appuyés de la poitrine sur la terre dont l’énormité nous protège, on regarde se développer le drame éblouissant et profond. Le bombardement redouble. Sur la crête, les arbres lumineux sont devenus, dans les blêmeurs de l’aube, des espèces de parachutes vaporeux, des méduses pâles avec un point de feu : puis, plus précisément dessinés à mesure que le jour se diffuse, des panaches de plumes de fumée : des plumes d’autruche blanches et grises qui naissent soudain sur le sol brouillé et lugubre de la cote 119, à cinq ou six cents mètres devant nous, puis, lentement, s’évanouissent. C’est vraiment la colonne de feu et la colonne de nuée qui tourbillonnent ensemble et tonnent à la fois. À ce moment, on voit, sur le flanc de la colline, un groupe d’hommes qui courent se terrer. Ils s’effacent un à un, absorbés par les trous de fourmis semés là.