Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/264

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Mais nous restons quand même, irrésolus, balancés, tandis que Joseph Mesnil s’avance droit sur nous. Jamais il ne nous a paru si frêle. On voit de loin sa pâleur, ses traits serrés, forcés, il se voûte en marchant et va doucement, accablé par la fatigue infinie et l’idée fixe.

— Qu’est-ce que vous avez à la figure ? me demande-t-il.

Il m’a vu montrer à Paradis la place de la balle.

Je feins de ne pas comprendre, puis je lui fais une réponse évasive quelconque.

— Ah ! répond-il d’un air distrait.

À ce moment, j’ai une angoisse : l’odeur. On la sent et on ne peut pas s’y tromper : elle décèle un cadavre. Et peut-être qu’il va se figurer justement…

Il me semble qu’il a tout d’un coup senti le signe, le pauvre appel lamentable du mort.

Mais il ne dit rien, il va, il continue sa marche solitaire, et disparaît au tournant.

— Hier, me dit Paradis, il est venu ici même avec sa gamelle pleine de riz qu’i’ n’voulait plus manger. Comme par un fait exprès, c’couillon-là, il s’est arrêté là et zig !… le v’là qui fait un geste et parle de jeter le reste de son manger par-dessus le talus, juste à l’endroit où était l’autre. C’te chose-là, j’ai pas pu l’encaisser, mon vieux, j’y ai empoigné l’abattis au moment où i’ foutait son riz en l’air et l’riz a dégouliné ici, dans la tranchée. Mon vieux, il s’est r’tourné vers moi, furieux, tout rouge : « Qu’est-ce qui t’prend, t’es pas en rupture, des fois ? » qu’i’ m’dit. J’avais l’air d’un con, et j’y ai bafouillé j’sais pas quoi, que j’l’avais pas fait exprès. Il a haussé les épaules et m’a regardé comme un p’tit coq. Il est parti en ram’nant : « Non, mais tu l’as vu, qu’il a dit à Montreuil qui était là, tu parles d’un gourdé ! » Tu sais qu’i’ n’est pas patient le p’tit client, et j’avais beau grogner : « Ça va, ça va », i’ ram’nait ; et j’étais pas content, tu comprends, parce que dans tout ça, j’avais tort, tout en ayant raison.