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L’APPEL AU SOLDAT

s’arrêter au plus beau paysage, Sturel y veut des tombes parlantes.

Il lit à Turin la vie d’Alfieri, la Chartreuse à Parme, Byron à Gênes, d’où ce glorieux énergumène vogua vers la Grèce ; et loin de faire des objections à ces grandes pensées qui ne dorment jamais, il les adopte, encore qu’il ne trouve point un objet réel à leur proposer. Ce jeune homme excitable ne peut entendre sans s’émouvoir à son tour ce que dit Alfieri : que souvent, à la lecture d’un beau trait, il se levait tout hors de soi et des pleurs de rage et de douleur dans les yeux, à la seule idée qu’il était né « dans un temps et sous un gouvernement où rien de grand ne pouvait se faire ou se dire, où l’on pouvait tout au plus sentir et penser stérilement de grandes choses ».

En Italie, pour un jeune homme isolé et romantique, c’est Venise qui chante le grand air. À demi dressée hors de l’eau, la Sirène attire la double cohorte de ceux qu’a touchés la maladie du siècle : les déprimés et les malades par excès de volonté. Byron, Mickiewicz, Chateaubriand, Sand, Musset ajoutent à ses pierres magiques de supérieures beautés imaginaires. Par une nuit sans lune, Sturel gagna son hôtel sur le Grand-Canal, et, dès l’aube, pour contempler la ville, il écartait les rideaux de sa fenêtre avec autant d’énervement qu’il en avait jamais eu à dénouer les vêtements d’Astiné Aravian.

Un jour de l’hiver 87, comme il parcourait la triste plage du Lido, il arrêta son regard intérieur sur les personnages fameux qui promenèrent ici leur répugnance pour les existences normales. Quand nous trouvons un lieu tel que les grands hommes le con-