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LES DÉRACINÉS

qu’énervée d’un si long voyage, je restais à ma fenêtre pour admirer les cimetières, tandis que j’entendais le souffle de mon frère.

« En voiture particulière nous partîmes pour le Caucase, sur la route militaire de Géorgie. J’ai beaucoup vu le monde, mais ce que vantent les hôteliers en Suisse et ailleurs, et les côtes même de Tolède ne tiennent pas auprès des défilés de Dariel… Je vais te dire : dans l’histoire des pays d’Europe, — peut-être en avons-nous des détails trop précis, — je trouve toujours quelque chose d’un peu vulgaire. C’est de la même façon qu’auprès des histoires d’amour de la Perse, ta Nouvelle Héloïse me paraît bourgeoise et pédante. Et tous les jeunes gens de Balzac ont des airs de petits commis, si tu les compares aux fils du vieux Tarass-Bulba par exemple… Eh bien ! aux gorges de Dariel, légendes et paysages, tout a grand air. La colombe de l’arche, le drame de Prométhée, les confins de l’empire d’Alexandre, voilà des souvenirs que nous traversions ou approchions, tandis qu’une petite route nous menait au travers de ces terribles roches, et dans un paysage qui par son caractère a rendu pour moi fades à jamais des tragédies dont l’âpreté vous resserre la bouche.

« Au mont Kazbek, les enfants nous rasaient pour nous vendre des cristaux d’améthyste. Et puis, le jour baissant, le paysage tout féodal, la lune sur les précipices, les rares indigènes immobiles sous leurs turbans, faisaient un mélange de l’Orient et du moyen âge si pathétique, que je croyais sentir sur mon cœur éperdu la pointe d’un poignard assassin. La vallée du Daghestan nous reçut, toute pleine de fleurs. Nous franchîmes des montagnes si hautes