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UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES

professeur inconnu et préfèrent celui qu’emploie déjà un ami ou que protège leur concierge. Racadot et Mouchefrin s’adressèrent aux bureaux de placement. Dans ces officines sombres, ils attendirent souvent des soirées entières, pendant ces premiers mois de l’hiver, si douloureux à ceux qui sont jeunes, misérables et solitaires. Un vieux bonhomme écrivait le nom, les titres et les aptitudes du visiteur sur un registre, puis leur déclarait qu’il n’avait rien à leur offrir, qu’on ne s’adressait guère à lui, sauf pour des maîtres d’études et des professeurs à tout faire dans les petites pensions de province. Ils allaient frapper ailleurs, revenaient, revenaient encore, se répétant que le succès appartient à celui qui persiste… À celui qui persiste, en effet, le placeur indique quelque lointaine adresse où un chef d’institution offre au jeune homme de plus en plus humble ses regrets de n’avoir aucune vacance. En d’autres agences, on les accueillait à bras ouverts : « Quel âge avez-vous ? Vingt ans. vingt et un ans… Mais c’est parfait… Bachelier ! élève en droit !… en médecine !… Comme vous tombez à point ! C’est tout à fait surprenant ! » On se félicite, on les félicite de l’heureux hasard… Moyennant un versement premier de vingt francs, on va leur révéler l’adresse… Pour finir, un compère les reçoit, qui justement vient de trouver son bachelier.

Racadot, assez perspicace, se résigna, s’en tint à son notaire et chercha d’autres ressources. Mouchefrin ne put payer son deuxième terme rue Racine ; il déménagea « à la cloche de bois », c’est-à-dire par escroquerie — que vouliez-vous qu’il fît ? — et alla habiter une petite chambre rue Cujas. Il trouva une mauvaise place de professeur dans une institution