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LES DÉRACINÉS

des Batignolles. Il s’y rendait matin et soir ; au retour, fatigué, il se couchait ; il ne pensait qu’à ses pommes de terre qu’il faisait cuire lui-même. Au bout d’un trimestre, et n’ayant touché que son premier mois il réclama : on le congédia. Il quitta subrepticement encore la rue Cujas, et se transporta rue de l’École-de-Médecine. Pour vingt sous, il donna des leçons à des étrangers. Ces jeunes gens étaient peu studieux. À fuir d’hôtel en hôtel, il avait abandonné le peu qu’il possédait de linge et d’habits. À chaque instant, ce nain lamentable monte les escaliers de Rœmerspacher, de Sturel, de Saint-Phlin, de Suret-Lefort, les rejoint à la pension, au café : « Je n’ai pas mangé depuis deux jours, je n’ai pas fumé ! » Son père lui écrit à peine ; pour payer ses inscriptions, il n’a pas d’argent. Racadot, d’un degré moins bas dans la misère, a dû, lui aussi, interrompre son droit. Nulle issue. Pourtant ils ne veulent pas céder à ces impérieux avertissements de la destinée. Ils s’obstinent à être des étudiants.

À l’heure où l’on écrit ces lignes, Il y sept cent trente licenciés de lettres ou de sciences qui sollicitent dans l’Université des places ; ils tiennent leur diplôme pour une créance sur l’Àtat. En attendant, plus de quatre cent cinquante pour vivre se sont fait pions. Et combien de places à leur fournir ? Six par an. Cette situation ne décourage ni les jeunes gens, ni l’Université. Il y a trois cent cinquante boursiers de licence et d’agrégation. C’est-à-dire que l’État prend trois cent cinquante engagements nouveaux quand il ne dispose que de six places déjà disputées par sept cent trente individus qui vont devenir