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BOUTEILLER PRÉSENTÉ AUX PARLEMENTAIRES

qui n’ont pas de dents. Les deux peintres, convaincus qu’ils se trouvent là parmi des bourgeois, des ronds-de-cuir, des philistins, sont pourtant si fort animés du désir simiesque des décorations qu’ils approuvent tout ce qu’on dit, sans même attendre la fin des phrases, et, fort éloignés de chercher à rien comprendre, ils ne songent qu’à fournir de soi une opinion favorable. D’ailleurs, tous ces initiés les traitent avec égards et les tiennent pour des enfants vaniteux et des ouvriers, sans plus.

Ce n’est pas la peine de mentionner les femmes présentes : certes elles sont majestueuses et honnêtes, mais elles ignorent trop que des femmes, surtout celles des grands personnages, sont tenues d’être parfaitement aimables.

Assurément, les amis de Rœmerspacher au café Voltaire, s’ils avaient réfléchi à ce que peut être un dîner ainsi composé, l’auraient imaginé comme une suite de « prudhomies », de préjugés professionnels coupés d’hypocrisies ; mais, en fait, c’est chez les jeunes gens qu’on trouve le plus de propos convenus et de niaiseries sans attaches avec la réalité. Les hôtes du baron de Reinach ne se perdent pas à chicaner comme des avocats, à faire parade d’imbéciles complications sentimentales, à la façon des jolies filles et des poéteraux qui pour rien, pour le plaisir de se faire connaître et sans démêler leurs interlocuteurs, disent et redisent : « Moi, je pense ceci… » Inférieurs à Rœmerspacher, à Saint-Phlin, à Sturel en curiosité intellectuelle désintéressée, ils les égalent au moins en flamme par l’intensité de leurs passions soutenues de ressentiments, de soucis pécuniaires, de vanité professionnelle.