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LA MYSTERIEUSE SOIREE DE BILLANCOURT

personnes qui, après tout, à dix heures du soir, ne courent aucun risque à trois ; mais il a cru voir son amie toute pâle, exténuée d’une longue course, ses deux camarades dégradés ; et quand il passait avec son bonheur, il les a laissés dans le fossé du chemin ! Sans un geste, la tête détournée vers l’ombre, ils ont donné une impression tragique et glacée à Sturel. Elle, c’est pire, lui a livré d’elle-même une image qui le désespère. Cette main du noyé dans la nuit ! Comment put-il se taire à son geste d’appel, quand en soi-même, toujours il la sent si vivante ? Parfois, soudain évanouie, il pouvait croire qu’elle n’était plus, puis elle renaissait — comme un drapeau qui flotte et retombe sur sa hampe, s’affirme et se renie au gré du vent, mais domine toujours la situation. — Cette étrangère n’est-elle pas mêlée à ses pensées et les nuançant toutes, au point que tout à l’heure, quand auprès de Thérèse il respirait avec complaisance l’atmosphère impure de l’allée de Saint-Cloud, et quand il se réjouissait de mêler l’idée de périssable à leur sentiment, c’était vraiment le poison d’Astiné qui agissait dans son sang ! Où qu’il marche, il la porte en lui. En vérité, à cette date, si elle a accompli sa destinée propre, elle pourra bénéficier en Sturel d’un prolongement de vie. Et c’est peut-être son appétit de se détruire, son perpétuel don de soi au milieu de sa débauche, qui mériteront à cette rare jeune femme de se survivre.

Mais, l’infortunée, comment subira-t-elle sa sentence ?

… Ce soir-là, vers les huit heures, dans la rue, madame Aravian a été abordée par Racadot et Mou-