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LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

longue son indifférence cynique. La victime reconnue, l’horreur de son crime lui apparut. « Crains la potence plus que ta conscience », dit avec justesse La Mettrie. Avec quelle angoisse, il attendait les journaux ! Et dès qu’il les avait lus, il était obligé de s’étendre à cause des battements de son cœur. Tout le monde lui inspirait de la répulsion. Il croyait que ces mots : « Voilà l’assassin ! » étaient inscrits en gros caractères sur son visage. Il errait et buvait pour écarter de son regard le cadavre sanglant et l’image de la guillotine. Après avoir sillonné tout Paris, harassé, il ne rentrait qu’à l’heure extrême permise aux pauvres par sa concierge. Il se couchait et ne dormait pas. À peine assoupi, il se réveillait en sursaut. S’il avait eu de l’argent, il aurait fui. Sur le gain du meurtre, il n’avait touché qu’un louis. Si dominatrice sur les nerfs est la contagion de la terreur, que Racadot, pris de vertige à côté du désarroi de Mouchefrin, devait le quitter ce dimanche 31, lendemain du jour où on l’arrêta. Cette arrestation, nul doute que Mouchefrin ne l’eût devinée dès le samedi 30, quand il ne vit pas rentrer Racadot du Palais. Quel dut être son affolement, toute la nuit suivante, et tout ce dimanche où, sans bouger, il attendait que la police vînt l’arrêter, on le devine à l’intonation inhumaine de sa gorge serrée :

— Quoi ?… dit-il, quoi ? quoi ?…

— Mouchefrin, dit Suret-Lefort, de sa voix nette, Racadot a parlé.

— Ah ! Racadot a parlé, le misérable !

Et comme s’ils eussent été confrontés, ce fut la scène, que les juges d’instructions connaissent bien,