Page:Barracand - Un monstre, 1887-1888.djvu/9

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yeux en dessous. On ne voyait plus d’elle que ce regard acéré qui guettait ses impressions. Tout cela dissimulait une sorte de confusion, de rougeur de honte, qui, en dépit d’elle, envahissait ses traits. Derrière la barrière de ses mains, ses paroles s’embrouillaient, les mots par moment n’arrivaient plus distinctivement à Raymond.

— Non, je ne suis pas la plus malheureuse…Cette enfant est malade… Elle fait pitié…si nerveuse… un penchant contrarié… Et belle… un cœur d’or… Mais si triste… Elle en mourra… Depuis qu’elle connaît ce mariage, mes terreurs augmentent… pâle, muette… concentrée… À quoi songe-t-elle ?… Mon Dieu ! après ce qui s’est passé… ces éclats, ces folies dangereuses… cet acte désespéré… Cela peut se renouveler… Je tremble à chaque minute… Mais le chagrin seul y suffira… Oh ! discrète… Elle ne m’a rien dit… Mais cela se devine… Je le répète, elle en mourra… Oh ! moi, pour la sauver… Oui, les mères sont bien à plaindre…

À mesure qu’elle parlait, et qu’on pouvait mieux entrevoir où elle tendait, le trouble de Raymond augmentait. Pâle, bouleversé, il tendait l’oreille. Mille sentiments l’assaillaient : l’angoisse et la honte qu’elle eût deviné, bien qu’elle n’en parlât pas, son amour pour Françoise ; la douleur d’apprendre l’horrible état de celle-ci ; ces souffrances et ce désespoir dont il ne doutait pas ; et une révolte aussi, des mouvements d’indignation, devant les tortueux méandres de cette femme qui semblait venir le tenter, mais dont les anxiétés maternelles, l’épouvante de voir mourir son enfant pouvaient excuser la conduite ; et noyant tout cela, en effaçant jusqu’à la trace, toutes les ardeurs de son âme s’allumant à la pensée d’un mariage peut-être possible, son cœur se gonflant à éclater, tout son sang montant à sa gorge et y battant à l’étouffer.

Pourtant il doutait, il pouvait se tromper. Elle parlait si bas, en termes si obscurs ; elle continuait à hacher ses phrases. Il l’interrompit et, d’une voix faible, tremblante, tant les mots avaient de la peine à sortir, il dit :

— Parlez-vous… de… Françoise… et… de moi ?

Elle baissa un peu plus le front, se voila davantage le visage. Un souffle se brisa sur ses mains, qui disait :

— Oui…

Il fut obligé de se retenir au bureau. Ses genoux fléchissaient, le cœur lui manquait.

— Mais que faire ? murmura-t-il.

Elle s’écria :

— Tout plutôt que de la laisser mourir !

Alors, il la comprit tout entière. Et il resta là, blême, chancelant, sous l’irruption de sensualité mauvaise qui l’avait saisi et le maîtrisait.

Elle, qui ne connaissait pas de telles défaillances, que la