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JOURNAL

comment et avec des interruplions, mais c’est égal. Moi, qui ai rêvé d’être riche, heureuse, à la mode, entourée… mener, traîner cette existence ! Mle Elsnitz m’accompagne comme d’habitude, mais la pauvre fille est si ennuyeuse. Figurez-yous un tout petit corps, une grosse tête avec des yeux bleus… Avez-vous vu des têtes de bois chez les modistes avec des joues roses et des yeux bleus ?… Eh bien, c’est ça, et les traits et l’expression. Joignez à cet extérieur un air langoureux, qui se trouve d’ailleurs dans tous les mannequins dont je viens de vous parler, une démarche lente, mais si lourde qu’en l’entendant on dirait un homme, une voix trainante et faible ; elle avale les mots avec une lenteur étonnante. Elle est toujours ailleurs, ne comprend jamais tout de suite et puis s’arrête devant vous et vous contemple avec un sérieux qui yous fait éclater de rire ou vous enrage. Souvent elle arrive au milieu de la chambre et reste là, plantée sur ses jambes sans savoir où elle est. Ge qui est presque le plus énervant, c’est comme elle ouvre les portes ; l’opération dure si longtemps, que chaque fois j’ai envie de me précipiter et de l’aider. Je sais qu’elle est jeune, dix-neuf ans. Je sais qu’elle a toujours été malheureuse, qu’elle est dans une maison étrangère où elle n’a pas un ami, pas un être avec lequel échanger ses pensées….. Souvent elle me fait de la peine, m’attendrit par son air doux et passif ; alors, je prends la résolution de causer avec elle, de… Mais, allez-y dunc ! Elle m’est répugnante comme l’étaient le Polonais et B… Je sais que c’est mal, mais cet air idiot me paralyse."

Je sais que sa position est triste ; pourtant chez les Anitchkoff, elle était la même. Pour me demander la moindre chose, pour me prier de jouer quelque chose