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JOURNAL

habituel, jugez donc de ce que sont ses gros péchés. Mais revenons à mon forçat. Je l’avais paré des crimes les plus énormes et il n’a fait, paraft-il, que de changer de la fausse monnaie. Cette idée de son innocence relative m’a peut-être empéchée de lui donner l’air criminel qu’il a. Car il a une tête à lout faire ; aussi vais-je lui broder un petit roman que je raconterai à Paris. La fenêtre-balcon donnait sur la cour, et tous ces pauvres diables regardaient avec une avidité espagnole le modèle et le chevalet et le peintre. En sortant, ils sont accourus comme des chiens affamés, et ce furent des mines, des mains jointes, des exclamations en voyant le portrait du camarade.

Au moment de franchir la porte, le sous-chef a eu l’amabilité de montrer la toile à toute la cour qui se hissait sur la pointe des pieds, puis il l’a portée au chet et au commandant, qui est descendu dans la rue me saluer dans ma voiture. Puis, le sous-chef marchant devant les chevaux, on s’est arrêté devant la maison d’un autre dignitaire de la prison, qui est venu voir. Et après que le commandant et le sous-chef m’eurent renouvelé l’assurance qu’ils me reverraient avec plaisir, je suis enfin partie avec ma tante faire un tour à la promenade.

J’ai écrit dans le coin de ma toile : « Antonio Lopez, « condamné à mort ; 1881, octobre, » pour assassinat et fausse monnaie. Pauvre homme ! mais enfin je le calomnie sous un pseudonyme ; il s’appelle peut-être Rodrigue, ou Perez, ou bien de Lopez. Je l’ai représenté avec son tricot ; la plupart de ces aimables citoyens, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas occupés aux ateliers de charpenterie, mesuiserie, cordonnerie, etc., etc., tricotent des bas comme de paisibles ménagères