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JOURNAL

ne peux pas dormir, Ce soir j’ai montré à Tony une étude de « chiffonnière » qu’il trouve « comme ça », et une nouvelle esquisse du tableau qu’il trouve très bien. En somme, l’esquisse n’est pas nouvelle ; elle est comme la toute première que j’avais déchirée et que j’ai refaite. II me semble qu’on doit concevoir les choses du coup, surtout les choses qui vous frappent et vous empoignent aussi complètement. Maintenant R.-F. a raison, ce tableau est relativement facile à faire, il n’y a pas ce qu’on nomme de morceau, puisque ça se passe à une heure indécise ; les silhouettes se détachent en sombre. Le tout, entendez bien, le tout est de bien saisir les rapports du ciel, des figures et du terrain. Et puis, surtout, et puis rendre la poésie de l’heure, la désolation profonde, épouvantable de ce qui vient de se passer.

Maintenant il trouve que c’est trouvé, que les attitudes sont profondément senties, poignantes ; le tout est de rendre cela comme je le sens. Si vous trouvez bien juste les tons, les rapports de ceci avec cela et cela, ce pourra être une très belle chose, tout à fait.

Qui, voilà tout. D’un côté une sorte d’épouvante et de l’autre une frénésie. Cela dépend de moi !

Et alors je me suis couchée à minuit, ne pensant plus aux discussions de la journée sur le naturalisme, la peinture, la rue ! Ne pensant plus qu’à ce tableau qui prend dans mon cerveau des proportions démesurées, et une fois l’imagination en branle, tout y a passé. J’y travaille, c’est fait, je l’apporte, c’est exposé. Et la foule qui stationne devant, l’émotion qui me prend à la gorge, la peur de je ne sais quoi de fou, puis une joie extravagante succédant à cette angoisse. Et tout