Page:Bashkirtseff - Journal, 1890, tome 2.pdf/539

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
534
JOURNAL

La forme littéraire, le style.. oui… ; en somme, ce n est que de l’exécution. Mais il n’est pas question de cela ; au milieu de ces vapeurs qui m’entourentje vois plus claires les réalités… des réalités si dures, si amères que je vais pleurer en les écrivant. Mais je ne pourrai même pas les écrire. Et puis, à quoi bon ? A quoi bon tout ? Passer six ans à travailler dix heures par jour pour arriver à quoi ? Un commencement de talent et une maladie mortelle. J’ai élé chez mon médecin aujourd’hui et j’ai causé si gentiment qu’il m’a dit : « Je vois que vous êtes toujours gaie. »

Si je persiste à espérer que « la gloire » va me payer de tout, il faudra vivre, et pour vivre : il faudra me soigner… :

Voilà des visions, des réalités affreuses. On ne croit jamais… jusqu’à ce que… Je me rappelle, étant toute petite et voyageant pour la première fois en chemin de fer, et pour la première fois en contact avec des étrangers, je m’étais installée, occupant deux places avec toutes sortes d’objets, lorsque deux voyageurs entrèrent. aplomb.

— G’est bon, répondit le monsieur, je vais. peler le conducteur.

Je crus à une menace, comme en famille, à un de ces mensonges comme à la maison, et rien ne peut peindre le froid étrange qui me saisit lorsque le conducteur débarrassa la place que le voyageur occupa aussitôt. Ce fut la première réalité. Depuis longtemps je me menace de maladie sans y croire… Enfin !… Je n’aurais pas eu le temps de vous raconter toutes ces misères, mais j’altendais non modèle et, ne faisant rien, il faut bien geindre. Et le vent de mars avec un ciel gris et lourd… Ces places sont prises, dis-je avec ap-