Page:Bataille - Théâtre complet, Tome 7, 1922.djvu/213

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tombes, je pense à tout le sang inutile qui coule dans les veines du monde, alors qu’il ne faudrait au petit cœur des morts qu’une goutte pour ranimer les plus beaux rêves disparus !… Une goutte, Nature !… Une goutte humide et vivante pour la sécheresse de nos cendres !… Hélas ! cette rosée de vie, tu nous la refuses, toi qui prodigues toutes les rosées !… Tu ne sais même pas qu’il y a des morts. Il te suffit qu’il y ait le même homme, la même femme, le même chien devant la porte, le même ramier dans la même prairie !… Mais le ciel, mes amis, le ciel !… Il m’attire. Déjà je me sens fondre et dissoudre… Je ne suis plus qu’une goutte de lait dans la mer immense… Là-bas, sur l’Océan bougeant d’étoiles, le vieux capitaine hoche la tête et me fait signe : je te comprends, tu veux la fin hardie et tu proscris les pleurs !… Evohé pour la mort joyeuse !… Orion, Cassiopée, Gémeaux ! Chevelure de Bérénice !… J’ai frappé le sol comme l’amour me frappa le cœur… Je suis prête !… Et, pourtant, je t’en demande pardon, nuit tendre et transparente qui descends, je ne veux pas mourir en toi !… Je ne veux pas mourir la nuit ! Je veux dire adieu au soleil, je veux lui crier encore l’hymne de la mort joyeuse, et, quand il éclatera formidable sur l’Océan, comme je lance cette coupe à la mer, comme Cléopatre jeta son collier dans la coupe, je veux jeter mon amour immortel dans l’espace, afin qu’il s’y dissolve avec un goût de perle !… Io ! la terre était belle ! En avant !

(À peine a-t-elle fini les dernières paroles quelle s’enfuit sur la hauteur, dans les rochers. On entend encore deux ou trois « Io ! Io ! » qui se perdent comme un écho. Alors, les têtes, vaguement inquiètes et songeuses, se relèvent vers le rocher.)