Page:Baudelaire - Lettres 1841-1866.djvu/380

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moi qui trouve Le Havre un port noir et américain, moi qui ai commencé à faire connaissance avec l’eau et le ciel à Bordeaux, à Bourbon, à Maurice, à Calcutta ; jugez ce que j’endure dans un pays où les arbres sont noirs et où les fleurs n’ont aucun parfum ! Quant à la cuisine, vous verrez, j’y ai consacré quelques-unes des pages de mon petit livre ! — Quant à la conversation, ce grand, cet unique plaisir d’un être spirituel, vous pourriez parcourir la Belgique en tous sens sans trouver une âme qui parle. Beaucoup de gens se sont pressés, avec une curiosité de badauds, autour de l’auteur des Fleurs du Mal. L’auteur des Fleurs en question ne pouvait être qu’un monstrueux excentrique. Toutes ces canailles-là m’ont pris pour un monstre, et, quand ils ont vu que j’étais froid, modéré et poli, — et que j’avais horreur des libres-penseurs, du progrès et de toute la sottise moderne, — ils ont décrété (je le suppose)que je n’étais pas l’auteur de mon livre. Quelle confusion comique entre l’auteur et le sujet ! Ce maudit livre (dont je suis très fier) est donc bien obscur, bien inintelligible ! Je porterai longtemps la peine d’avoir osé peindre le mal avec quelque talent.

Du reste, je dois avouer que depuis deux ou trois mois, j’ai lâché la bride à mon caractère, que j’ai pris une jouissance particulière à blesser, à me montrer impertinent, talent où j’excelle, quand je veux. Mais, ici, cela ne suffit pas, il faut être grossier pour être compris.

Quel tas de canailles ! et moi qui croyais que la