Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/455

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je consentais à accomplir ses désirs et à épouser ma cousine Euphrosine. Je puis dédaigner la richesse, mépriser la tyrannie, mais je ne puis fouler aux pieds les commandements funèbres d’un père. J’entends sans cesse retentir dans mon esprit effrayé sa voix qui, du fond de la tombe, me somme de lui obéir. Je n’aborde le sommeil qu’en tremblant, un sommeil court, d’ailleurs, et accablant ; car bientôt je vois son ombre qui me menace cruellement si j’ose résister à sa volonté, devenue plus sacrée depuis que la tombe nous divise.

— Alors, chassez-la de votre mémoire, répliqua l’aimable philosophe.

Le Romain leva lentement sur son ami ses larges yeux noirs chargés de mépris.

— La chasser de ma mémoire ! s’écria-t-il ; je n’ai pas plus le pouvoir de l’oublier que de perdre la conscience de ma vie ; chaque objet me force à m’en souvenir. Musique, lumières, étoiles, les sons répandus dans l’air du soir, le balancement d’une rose, le parfum de son calice, les formes vagues qui flottent là-bas dans les nuages, tout ce qui touche mon cœur, flatte mes sens, égaye mon œil, me ramène instantanément vers elle. Non ! son image sera indestructible, jusqu’au moment suprême où le sentiment lui-même sera anéanti. Vous vîtes mon émotion le soir que je soupai à votre villa de Campanie. — Cette peinture de l’Olympe ! Je retrouvai dans cette Vénus suppliante devant Jupiter l’idole vivante de toutes mes pensées. L’attitude, la forme, la grâce indescriptible, tout y était, tout ce que