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Il n’est pas besoin de dire que rien ne ressemble moins à Gaspard de la Nuit que les Petits Poèmes en prose. Baudelaire lui-même s’en aperçut dès qu’il eut commencé son travail et il constata cet accident dont tout autre que lui s’enorgueillirait peut-être, mais qui ne peut qu’humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poëte d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire.

On voit que Baudelaire prétendait toujours diriger l’inspiration par la volonté et introduire une sorte de mathématique infaillible dans l’art. Il se blâmait d’avoir produit autre chose que ce qu’il avait résolu de faire, fût-ce, comme au cas présent, une œuvre originale et puissante.

Notre langue poétique, il faut l’avouer, malgré les vaillants efforts de la nouvelle école pour l’assouplir et la rendre malléable, ne se prête guère au détail un peu rare et circonstancié, surtout lorsqu’il s’agit de sujets de la vie moderne, familière ou luxueuse. Sans avoir, comme jadis, l’horreur du mot propre et l’amour de la périphrase, le vers français se refuse, par sa structure même, à l’expression de la particularité significative, et, s’il s’obstine à la faire entrer dans son cadre étroit, il devient bien vite dur, rocailleux et pénible. Les Petits Poèmes en prose viennent donc fort à propos suppléer cette impuissance, et, dans cette forme qui demande un art exquis et où chaque mot doit être jeté, avant d’être employé, dans des balances plus faciles à trébucher que celles des Peseurs d’or de Quintin Metsys, car il faut qu’il ait le titre, le poids et le son, Baudelaire a mis en relief tout un côté précieux, délicat et bizarre de son talent. Il a pu serrer de plus près l’inexprimable et rendre ces nuances fugitives qui flottent entre le son et la couleur et ces pensées qui ressemblent à des motifs d’arabesques ou à des thèmes de phrases musicales. — Ce n’est pas seulement à la nature physique, c’est aux